Qu'est-ce
que la pop a fait aux Belges pour qu'ils lui cherchent ainsi
des poux ? A Bruxelles, on retrouvait Venus, entouré
d'un orchestre symphonique cascadeur, pour l'enregistrement
d'un album live : le courageux The Man who was already dead.
Dans la petite famille du rock belge, Venus tient définitivement
une place à part. Contrairement aux autres groupes
du pays (dEUS, Soulwax, K's Choice, Zita Swoon ou Dead Man
Ray), qui ont partagé un vécu universitaire
ou connu des destins musicaux croisés, ces cinq-là
semblent nés loin de la génération
bruxello-anversoise, loin des école de cinéma
et des bars dans lesquels sont nées les folles idées
musicales qui allument la scène belge actuelle. Il
y a un an, on avait pu vérifier la marginalité
du groupe, à l'applaudimètre, lors d'une soirée
du festival Botanique de Bruxelles [sic] où Venus
présentait son excellent premier album, Welcome
to the modern dancehall. Au bout d'un an d'abnégation
et de concerts non-stop, ce drôle de collectif à
mi-chemin entre le théâtre et le rock, écartelé
entre Milan et Bruxelles (les deux pied-à-terre de
son chanteur Marc Huyghens), a fini par conquérir
son propre public. C'est donc dans une des plus belles salles
de Bruxelles, le Cirque Royal (plein à craquer),
que Venus a choisi de présenter son nouveau projet
artistique, The Man who was already dead, et de l'immortaliser
sur disque en un seul enregistrement live. Derrière
cette prise de risque maximale, ce sont plusieurs mois de
travail, d'efforts et de remises en question qui se concrétisent
dans une oeuvre spécialement conçue pour le
festival Botanique, où les compositions pop de Venus
seront déshabillées puis revues et corrigées
par les vingt-deux musiciens de l'ensemble Musiques Nouvelles,
dirigé par Jean-Claude Dessy. L'idée très
tendance, et déjà éprouvées
par bien des groupes de rock avec des fortunes diverses,
inspire à la fois le respect (pour le pari) et la
crainte (pour le résultat).
"Nous avons longtemps hésité avant d'accepter
cette idée. Gonfler nos chansons avec une orchestration
symphonique n'avait aucun intérêt. Il fallait
créer une réelle rencontre à double
sens avec un orchestre, qu'il désosse notre répertoire,
qu'il le remalaxe, l'emmène vers d'autres sphères
musicales et qu'il nous le renvoie à la figure. C'est
exactement ce qui a été réalisé.
Le soir du concert, nous n'étions plus que des interprètes,
des musiciens au même titre que les vingt-deux instrumentistes
de l'ensemble."
Sans même jeter une oreille aux pièces musicales
déjà réalisées dans le genre
(les Juliet letters écrites par Elvis Costello
avec The Brodsky Quartet, The Bloomsbury Theatre
des Tindersticks ou le Live Roseland NYC de Portishead),
Venus a donc confié ses bébés à
Renaud Lhoest, membre actif du groupe d'avant-garde Abi
Gezint récemment repéré par John Zorn.
A lui d'en resculpter les partitions avec sa grande connaissance
de la musique juive traditionnelle et ses influences baroques.
"Nous avons tellement retravaillé nos chansons
pendant notre tournée que nous n'avons pas été
choqués de les voir à nouveau transformées.
C'est plutôt l'idée d'inconnu qui nous terrorisait.
Dans ce genre d'expérience, tu ne sais pas trop où
tu vas, tu dois totalement te fondre dans une nouvelle dimension
artistique, exprimer tout ce que tu sais dans ces chansons
en oubliant que tu les as créées. Il faut
réapprendre à en être fier, à
les animer différemment. Tu vis une réelle
confrontation, un tourbillon de choses, et chaque instant
ouvre de nouvelles portes à ta musique."
Le soir de la générale, la surprise est de
taille. Mises en scène sous forme de conte musical
(The Man who was already dead), les chansons de Venus
ont émigré sur Saturne et se perdent dans
une constellation de mouvements musicaux figuratifs. Rugueuse
et âpre, concise et épurée dans sa version
rock, la musique de Venus digresse dans de nouvelles phrases
et adopte l'amplitude du symphonique pour rencontrer d'autres
cultures musicales. Ralenties, modulées dans les
mouvements d'archers ou déclenchées en grandes
cavalcades de cuivres, elles n'ont gardé de leurs
structures initiales que quelques matériaux d'origine
: la chaleur de la contrebasse, la violence de la batterie
et les lignes de chant. Le violon est lui parti en mille
feux d'artifice derrière chacun des pupitres, les
basses se sont diffractées en autant de violoncelles.
A l'issue de l'heure et demie de représentation,
les cinq de Venus avaient le visage réjoui et creusé
de l'épreuve réussie, acclamés tout
du long par un public conquis. Pourtant, à plusieurs
reprises, la relecture orchestrale des compositions rock
du groupe s'est perdue dans des exubérances un peu
grossières et des excès de générosité
à la limite du pompiérisme. Ces quelques réserves
n'enlèvent rien à la beauté du challenge
et à sa réussite finale. D'autant que, par
la magie du mixage et de la production, presque aucune des
parties les plus critiquables ne figure sur le document
discographique extrait de la représentation.
"Entre notre première impression à chaud
et le moment du mix, il y a un boulevard. Le lendemain du
concert, nous avions la satisfaction d'avoir réalisé
quelque chose d'énorme. Avec le recul, cet enthousiasme
se décante. Tu reprends dans la figure toutes les
imperfections, les décalages et les fautes du projet
une fois qu'il est mis sur bande. C'est le moment le plus
intéressant, celui où les doutes disparaissent,
celui où tu touches du doigt les vraies questions.
Nous avons donc privilégié la cohérence
du disque, en éliminant ce qui risquait de la troubler
comme tous les passages où la batterie était
trop présente. En prise directe, la gestion de la
batterie est très difficile, elle écrase tout
et certains titres étaient impossibles à garder.
C'est le double effet positif de ce projet : fixer la barre
très haut dans l'implication et la quête artistique
puis renforcer la vie du groupe dans cette phase de choix
difficile. Lorsque tu sors intact des deux étapes,
tu as franchi un grand pas vers une nouvelle évolution
musicale."
A la fin du concert bruxellois, Venus pensait répéter
l'expérience une nouvelle fois, à Paris. Depuis,
les plans ont changé. Gravé, immuable, ce
live n'aura pas de rejeton et The Man who was already
dead restera comme le disque d'un soir, inédit
et imparfait, riche de huit petits morceaux qui auront transfiguré
l'organisation interne et le processus créatif d'un
groupe prêt enfin à éclore... ou à
imploser. Avant d'entamer un nouveau cycle, Venus prendra
certainement le temps de mûrir sa révolution
intime, en se consacrant à d'autres créations
plus théâtrales pour Patric Carpentier et Pierre
Jacqmin, certainement musicales pour Thomas van Cottom qui
a déjà tenu la batterie pour son compatriote
rock Sharko. Marc Huyghens, lui, mettra à profit
ses découvertes à San Diego durant trois mois
d'improvisations et de rencontres avec les musiciens de
l'underground californien.
"Ce travail m'a totalement libéré du
classique schéma couplet-refrain. Je vais désormais
entrer dans ma propre musique, la laisser m'emmener vers
des formes plus libres, plus discursives. Mes textes évolueront
certainement." Dans le dictionnaire belge, Venus est
le pluriel de venu, ce qui veut dire "déjà
parti là-bas voir si la pop n'y serait pas déjà".
Marc Besse