Venus, vidi, vici (Les Inrockuptibles n°266, du 21 au 27 novembre 2000)
     
Texte  
 

Qu'est-ce que la pop a fait aux Belges pour qu'ils lui cherchent ainsi des poux ? A Bruxelles, on retrouvait Venus, entouré d'un orchestre symphonique cascadeur, pour l'enregistrement d'un album live : le courageux The Man who was already dead.

Dans la petite famille du rock belge, Venus tient définitivement une place à part. Contrairement aux autres groupes du pays (dEUS, Soulwax, K's Choice, Zita Swoon ou Dead Man Ray), qui ont partagé un vécu universitaire ou connu des destins musicaux croisés, ces cinq-là semblent nés loin de la génération bruxello-anversoise, loin des école de cinéma et des bars dans lesquels sont nées les folles idées musicales qui allument la scène belge actuelle. Il y a un an, on avait pu vérifier la marginalité du groupe, à l'applaudimètre, lors d'une soirée du festival Botanique de Bruxelles [sic] où Venus présentait son excellent premier album, Welcome to the modern dancehall. Au bout d'un an d'abnégation et de concerts non-stop, ce drôle de collectif à mi-chemin entre le théâtre et le rock, écartelé entre Milan et Bruxelles (les deux pied-à-terre de son chanteur Marc Huyghens), a fini par conquérir son propre public. C'est donc dans une des plus belles salles de Bruxelles, le Cirque Royal (plein à craquer), que Venus a choisi de présenter son nouveau projet artistique, The Man who was already dead, et de l'immortaliser sur disque en un seul enregistrement live. Derrière cette prise de risque maximale, ce sont plusieurs mois de travail, d'efforts et de remises en question qui se concrétisent dans une oeuvre spécialement conçue pour le festival Botanique, où les compositions pop de Venus seront déshabillées puis revues et corrigées par les vingt-deux musiciens de l'ensemble Musiques Nouvelles, dirigé par Jean-Claude Dessy. L'idée très tendance, et déjà éprouvées par bien des groupes de rock avec des fortunes diverses, inspire à la fois le respect (pour le pari) et la crainte (pour le résultat).
"Nous avons longtemps hésité avant d'accepter cette idée. Gonfler nos chansons avec une orchestration symphonique n'avait aucun intérêt. Il fallait créer une réelle rencontre à double sens avec un orchestre, qu'il désosse notre répertoire, qu'il le remalaxe, l'emmène vers d'autres sphères musicales et qu'il nous le renvoie à la figure. C'est exactement ce qui a été réalisé. Le soir du concert, nous n'étions plus que des interprètes, des musiciens au même titre que les vingt-deux instrumentistes de l'ensemble."
Sans même jeter une oreille aux pièces musicales déjà réalisées dans le genre (les Juliet letters écrites par Elvis Costello avec The Brodsky Quartet, The Bloomsbury Theatre des Tindersticks ou le Live Roseland NYC de Portishead), Venus a donc confié ses bébés à Renaud Lhoest, membre actif du groupe d'avant-garde Abi Gezint récemment repéré par John Zorn. A lui d'en resculpter les partitions avec sa grande connaissance de la musique juive traditionnelle et ses influences baroques.
"Nous avons tellement retravaillé nos chansons pendant notre tournée que nous n'avons pas été choqués de les voir à nouveau transformées. C'est plutôt l'idée d'inconnu qui nous terrorisait. Dans ce genre d'expérience, tu ne sais pas trop où tu vas, tu dois totalement te fondre dans une nouvelle dimension artistique, exprimer tout ce que tu sais dans ces chansons en oubliant que tu les as créées. Il faut réapprendre à en être fier, à les animer différemment. Tu vis une réelle confrontation, un tourbillon de choses, et chaque instant ouvre de nouvelles portes à ta musique."
Le soir de la générale, la surprise est de taille. Mises en scène sous forme de conte musical (The Man who was already dead), les chansons de Venus ont émigré sur Saturne et se perdent dans une constellation de mouvements musicaux figuratifs. Rugueuse et âpre, concise et épurée dans sa version rock, la musique de Venus digresse dans de nouvelles phrases et adopte l'amplitude du symphonique pour rencontrer d'autres cultures musicales. Ralenties, modulées dans les mouvements d'archers ou déclenchées en grandes cavalcades de cuivres, elles n'ont gardé de leurs structures initiales que quelques matériaux d'origine : la chaleur de la contrebasse, la violence de la batterie et les lignes de chant. Le violon est lui parti en mille feux d'artifice derrière chacun des pupitres, les basses se sont diffractées en autant de violoncelles. A l'issue de l'heure et demie de représentation, les cinq de Venus avaient le visage réjoui et creusé de l'épreuve réussie, acclamés tout du long par un public conquis. Pourtant, à plusieurs reprises, la relecture orchestrale des compositions rock du groupe s'est perdue dans des exubérances un peu grossières et des excès de générosité à la limite du pompiérisme. Ces quelques réserves n'enlèvent rien à la beauté du challenge et à sa réussite finale. D'autant que, par la magie du mixage et de la production, presque aucune des parties les plus critiquables ne figure sur le document discographique extrait de la représentation.
"Entre notre première impression à chaud et le moment du mix, il y a un boulevard. Le lendemain du concert, nous avions la satisfaction d'avoir réalisé quelque chose d'énorme. Avec le recul, cet enthousiasme se décante. Tu reprends dans la figure toutes les imperfections, les décalages et les fautes du projet une fois qu'il est mis sur bande. C'est le moment le plus intéressant, celui où les doutes disparaissent, celui où tu touches du doigt les vraies questions. Nous avons donc privilégié la cohérence du disque, en éliminant ce qui risquait de la troubler comme tous les passages où la batterie était trop présente. En prise directe, la gestion de la batterie est très difficile, elle écrase tout et certains titres étaient impossibles à garder. C'est le double effet positif de ce projet : fixer la barre très haut dans l'implication et la quête artistique puis renforcer la vie du groupe dans cette phase de choix difficile. Lorsque tu sors intact des deux étapes, tu as franchi un grand pas vers une nouvelle évolution musicale."
A la fin du concert bruxellois, Venus pensait répéter l'expérience une nouvelle fois, à Paris. Depuis, les plans ont changé. Gravé, immuable, ce live n'aura pas de rejeton et The Man who was already dead restera comme le disque d'un soir, inédit et imparfait, riche de huit petits morceaux qui auront transfiguré l'organisation interne et le processus créatif d'un groupe prêt enfin à éclore... ou à imploser. Avant d'entamer un nouveau cycle, Venus prendra certainement le temps de mûrir sa révolution intime, en se consacrant à d'autres créations plus théâtrales pour Patric Carpentier et Pierre Jacqmin, certainement musicales pour Thomas van Cottom qui a déjà tenu la batterie pour son compatriote rock Sharko. Marc Huyghens, lui, mettra à profit ses découvertes à San Diego durant trois mois d'improvisations et de rencontres avec les musiciens de l'underground californien.
"Ce travail m'a totalement libéré du classique schéma couplet-refrain. Je vais désormais entrer dans ma propre musique, la laisser m'emmener vers des formes plus libres, plus discursives. Mes textes évolueront certainement." Dans le dictionnaire belge, Venus est le pluriel de venu, ce qui veut dire "déjà parti là-bas voir si la pop n'y serait pas déjà".

Marc Besse

 
  Notes  
 
Admirez la photo accompagnant cet article dans la Gallery #4.
 
You won't tell me, I know it's hard
To keep your dream alive
Royalsucker
 
 
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