Le groupe belge livre un album rare, né sur les
routes de l'Ouest
Ballades planantes, voix languide : inspiré par
le désert californien, traversé au volant
d'une Buick, Venus invente un rock européen.
Il parle depuis une heure, dans un bistrot de Bruxelles
: avalanche de mots plutôt désordonnés,
longs silences, hésitations. Et puis d'un coup, il
lâche la phrase, celle qui éclaire tout : «
Ecrire et produire ce qu'on appelle généralement
"un bon disque", un truc de qualité, n'était
pas du tout mon idée, oh non ; ce que je voulais,
c'était enregistrer l'équivalent rock d'un
road-movie, appelons ça, disons... (il cherche...)
un road-record. »
Un disque de route, donc, ou pour la route, ou... sur la
route. Il s'explique, s'étonne lui-même d'avoir
trouvé les mots. « En fait, c'est la première
fois que j'arrive à mettre un nom sur la nature de
ce disque. Jusqu'à ce jour, je ne savais pas comment
en parler, comment expliquer son côté si terrien,
simple, pour tout dire son côté "modeste".
Mais inconsciemment, c'est sans doute ça que j'ai
voulu faire : fabriquer une de ces bandes-son à écouter
en voiture, un de ces disques qui ne sonnera jamais mieux
que dans l'autoradio d'une vieille bagnole américaine.
» Il poursuit sur le même thème, la route,
l'évasion, le bitume brûlant ; on ne peut plus
l'arrêter. « Après la longue promotion
de notre premier album, en 2001, j'ai quitté la Belgique
pour plusieurs mois, pour changer d'air, direction la Californie.
Là-bas, ce que je préfère, c'est louer
une grosse Buick, caler la boîte automatique en mode
cruise [vitesse de croisière], et rouler dans le
désert, pendant des heures. »
Parce que Marc A. Huyghens, le leader de Venus, a beaucoup
roulé, beaucoup pensé - beaucoup planché,
aussi, sur ses nouvelles chansons, pour les rendre toujours
plus sobres, toujours plus belles -, Vertigone est
un disque rare, comme suspendu dans le temps, qui enchantera
plus d'un conducteur mélomane, californien ou pas.
Ballades veloutées, aux arrangements baroques et
oniriques (le violon joue un rôle essentiel, le piano
électrique aussi), harmonies vocales douces et planantes
: la langueur est en vedette d'un bout à l'autre
de Vertigone. Ainsi, sur Million Miles away,
merveilleuse petite chanson échappée d'un
rêve de Thom Yorke (de Radiohead) puis tombée,
la bienheureuse, entre les doigts de fée de Marc
A. Huyghens. D'autres bijoux, comme l'introductif Happiness,
Daystar ou le titre Vertigone, composent un
patchwork soyeux, seulement déchiré, de temps
à autre, par quelques moments de tension, instants
de rock venimeux, cabrures momentanées.
Moins prévisible que sur son premier album Welcome
to the modern dancehall (sorti en 1999), Venus sait
désormais jouer à fond d'un son qui n'est
ni seulement belge (le groupe ne ressemble que de loin à
dEUS ou Dead Man Ray, les meilleurs Flamands électriques),
ni vraiment d'inspiration britannique, ni tout à
fait français - malgré l'arrivée récente
du batteur Jean-Marc Butty, excellente recrue déjà
entendue chez PJ Harvey ou Jean-Louis Murat. Comme The The
ou les Nits à une époque, Venus semble s'être
taillé un statut à part dans le rock d'aujourd'hui,
devenant une sorte de quintessence du groupe européen,
de la même manière que le quartet rock REM
(originaire d'Athens, Géorgie) est un peu, à
lui seul, un condensé de musique nord-américaine
contemporaine.
Vers la fin de l'album - Little Hotel, Sand Dollar,
Big Waste Ground, qui tiennent autant de la musique
de film que du disque de rock -, Marc A. Huyghens n'est
déjà (presque) plus là. Peu à
peu, ses chansons échappent au carcan pop couplet-refrain,
s'envolent vers un « ailleurs » musical où
se sont déjà aventurées les meilleures
chansons de Mercury Rev, des Flaming Lips ou de Sparklehorse,
autres groupes convertis aux joies de l'évanescence.
« Il y a quelques années, je rêvais d'écrire
la chanson pop parfaite, reprend Huyghens. Aujourd'hui,
je n'y pense plus, tout est dans l'instinctif, dans le viscéral.
» Meilleure façon du monde, on le sait, pour
écrire des chansons aussi immédiates que Beautiful
Days ou Wanda Wultz, deux tubes en puissance
« écrits sans effort et venus de je ne sais
trop où, peut-être d'un de ces voyages au volant
de ma Buick »
Emmanuel Tellier