Guy
Chouraqui vous propose ici des textes brefs,
ainsi que
des liens
vers quelques autres textes
(mise à jour : le 26 octobre 2011)
textes
brefs, sérieux ou moins sérieux...
mon "ce que je ne crois pas" :
Questions, en forme de réponses à la question :
"Où peut-on trouver du sens aujourd'hui ?"
des billets d'humeur :
(publiés de 2001 à 2003 dans « ulp.sciences
», magazine de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg)
Le Scorpion et l'ordinateur
Le Scorpion et
l'autorité de la science
Le Scorpion et le jeu
Le Scorpion et le
parano
Le Scorpion et les
Ignorances
Le Scorpion et l’Année
des Mathématiques
Le Scorpion hait les paradoxes
Scientifiques, lisez Freud
Scientifiques, lisez Perec
Scientifiques, lisez Gatti
Scientifiques, lisez Saussure
Scientifiques,
revoyez les films de Resnais
liens
vers d'autres textes de Guy Chouraqui :
poésie
la science est-elle
paranoïaque ?
vers une analyse interculturelle du management
postmoderne (parodie)
sur Georges Perec
Cahier des charges de La vie mode d'emploi (extrait)
sur J.-S. Bach
Questions,
en forme de réponses à la question d'Armand Gatti:
"Retrouver
du sens ? Où ?"
( WANTED ! Le temps des Physiciens - CERN
- Genève - 1999)
Résister aux
mirages de l'art. Résister à l'idée de dieu, qui n'est que rêve d'un dieu.
Résister à la foi du charbonnier, et à la science du savant. Résister sans mât
et sans cordage au chant des sirènes du progrès. Résister au chant des
idéologies, et leur opposer la rupture des utopies. Résister au charme de la
révolution qui tient la planète sur son orbite rassurante, s'accrocher à la
cassure, au manque, à l'incomplétude.
Contester
l'hégémonie de l'omniscience au nom de Gödel. Contester la certitude au nom de
Heisenberg. Contester les absolus au nom d'Einstein. Contester la cathédrale de
pierre au nom du chaos. Contester le projectile au nom des quanta. Contester le
dictateur au nom de la Rose Blanche.
Il faudra savoir
d'une certitude lumineuse et souriante que le voyage n'a pas de but.
Il faudra savoir
d'une certitude lumineuse et souriante que le voyage a une fin.
Et aimer ses
tempêtes.
Guy
Ch.
La science que
l'on enseigne dans les universités, pas plus que celle qui se diffuse dans la
société, ni le cortège de technologies qui les accompagne, ne sont de taille à
chasser de l'esprit du public - ou de celui du scientifique - le démon de
l'irrationnel. Notre temps n'est pas à une contradiction près, et l'on a vu la
peur millénariste choisir de se manifester paradoxalement au sein de la
technologie la plus sophistiquée qui ait jamais été conçue : l'informatique est
intégralement fondée sur la logique binaire, son mécanisme est rigoureusement
déterministe ; mais le développement quantitatif du niveau d'intégration des
microprocesseurs (loi de Moore) et de la capacité des mémoires a autorisé un bouleversement
qualitatif, qui s'est manifesté avec éclat à l'occasion du bogue de l'an 2000.
Regardons cela
d'un peu plus près, en premier lieu dans ce qui est devenu notre quotidien : le
fonctionnement des ordinateurs et donc leurs dysfonctionnements a pris
toutes les apparences de l'irrationnel. C'est devenu un comportement
économiquement optimal que d'attribuer aux ordinateurs une personnalité
capricieuse, plutôt que de tenter d'expliquer en détail la chaîne de causalité
en jeu dans un incident. Traquer l'interaction subtile des causes rationnelles
qui ont provoqué un "plantage" demanderait en effet trop de temps et
de compétences. Il est donc devenu courant de s'en remettre à des pratiques que
l'on pourra, au choix, qualifier d'heuristiques pragmatiques ou de
superstitions apotropaïques, destinées à écarter les forces obscures du mal.
Connaissez-vous la
différence entre le chimiste, le physicien et l'utilisateur expérimenté de
l'informatique (je prends soin de ne pas dire "l'informaticien" !) ?
Quand le moteur de la voiture ne tourne pas rond, le chimiste contrôle le
carburant, le physicien vérifie le circuit électrique, tandis que celui qui est
conditionné par l'usage quotidien des ordinateurs va couper le contact, sortir
de l'auto, verrouiller la portière, avant de l'ouvrir à nouveau, rentrer et
redémarrer… On est donc prêts à admettre que dans le monde réel, à la
différence du monde bien discipliné des expériences scientifiques, les mêmes
causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. La fameuse
reproductibilité, pierre de touche de la scientificité, n'a plus de pertinence.
À l'échelle
collective, que dis-je, mondiale cette fois, que voit-on ? les services
informatiques de toutes les entreprises ont mis en œuvre toutes les précautions
pour que les habitudes d'économie prises au début de la programmation (dans les
années 1900…), et consistant, pour simplifier, à écrire 82 pour 1982, n'aient
pas de conséquence quand on parviendrait dans une année complètement nulle…
tout au moins dans ses unités, ses dizaines et ses centaines. Triple
observation : investissements énormes, excellents résultats de cet effort, et
néanmoins : attentes fiévreuses à travers les fuseaux horaires, mises en garde
du public, mobilisation des responsables, arrêt des trains… car avec
l'informatique, "on ne sait jamais" ! Dans une université du
Sud-Ouest, un professeur de mathématiques mène des recherches sur la
sensibilité des ordinateurs à leur entourage, aux pannes qui se produisent
quand certaines personnes aux "mauvaises vibrations" pénètrent dans
le bureau… Je reconnais volontiers qu'il est beaucoup plus simple d'évoquer des
causes mystérieuses, que de se colleter à des problèmes insolubles du fait de
leur complexité.
Et pourtant, comme tous les natifs du
Scorpion, je ne crois pas à l'astrologie ni à l'irrationnel !
Le Scorpion et l'autorité de la science
D'où la science
tire-t-elle son autorité ? Dans son introduction aux Etats généraux du
mouvement social (Paris, 23 novembre 1996), Pierre Bourdieu l'analyse ainsi : "La
force de l’autorité scientifique, qui s'exerce sur le mouvement social et
jusqu'au fond des consciences des travailleurs, est très grande. Elle produit
une forme de démoralisation. Et une des raisons de sa force, c'est qu'elle est
détenue par des gens qui ont tous l'air d'accord entre eux - le consensus est
en général un signe de vérité." Ce premier point est de prime abord un
solide atout. Rares sont les domaines de la pensée où l'on peut se prévaloir de
l'unanimité, et si un responsable politique peut affirmer : "il est
scientifiquement démontré que…", il se met en situation de faire taire
toute dissension. Mais c'est faire peu de cas des désaccords observés lors de
toute expertise, ou des controverses qui ont fait avancer - ou parfois stagner
- la science. Et c'est surtout oublier que les constructions de la science
acceptent d'être remises en cause, que cela constitue même un critère de
scientificité, et qu'il est tout à l'honneur des scientifiques de faire état de
leurs débats internes.
Bourdieu poursuit
en ajoutant un élément : "C'est aussi qu'elle repose sur les instruments
apparemment les plus puissants dont dispose aujourd'hui la pensée, en
particulier les mathématiques. Le rôle de ce que l'on appelle l'idéologie
dominante est peut-être tenu aujourd'hui par un certain usage de la
mathématique […]". Là encore l'argument rend un son convaincant : les
vérités arithmétiques, par exemple, frappent l'imagination au point que
certains philosophes y ont vu une preuve des attributs du divin et de l'existence
de l'âme ! Sans aller aussi loin, dans le langage courant "comme 2 et 2
font 4" tient lieu de modèle de rigueur, et l'arithmétique, la reine des
mathématiques selon Gauss, a lancé une telle OPA sur la vérité qu'elle a pu,
avec Gödel, se payer le luxe de démontrer sa propre incomplétude…
Malheureusement, le champ d'application des vérités absolues dont elle dispose
est singulièrement restreint dans le réel, du fait des flous, des arbitraires,
des opacités inhérents à tout ce qui touche à la complexité humaine ! Peut-on
imaginer par exemple que les "lois du marché" présentent la rigueur
des "lois de Newton" ? Et pourtant, qualifiées de lois, elles en
empruntent le poids…
Voyons enfin
quelle attitude Bourdieu préconise pour contrebalancer l'autorité de la science
: "A cette idéologie, qui habille de raison pure une pensée simplement
conservatrice, il est important d'opposer des raisons, des arguments, des
réfutations, des démonstrations, et donc de faire du travail
scientifique". On aurait pu espérer qu'il soit possible de transcender, ou
tout au moins d'équilibrer, la force de l'idéologie de la science avec une
problématique et une méthodologie propres à la sociologie. Las, on le voit trop
nettement, même pour combattre le discours scientifique, point de salut hors de
la rhétorique scientifique elle-même !
Croyez bien que je le regrette, et
pourtant, comme tous les natifs du Scorpion, je ne crois pas à l'astrologie, et
je professe d'être scientifique 7 jours sur 7 (sauf le dimanche…)
Je le reconnais :
je n’apprends qu’en jouant. Il y a fort longtemps, j’ai réalisé une performance
incroyable : arrivé dans un milieu que je n’avais jamais vu, ne disposant
initialement que de moyens très réduits, le jeu m’a permis d’assimiler les
codes de ce milieu et de forger les outils qui me permettaient de m’en servir.
En moins de 36 mois, j’avais appris à parler. Et vous ?
Prendre le mot jeu
dans cette acception, c’est bien sûr le prendre au sens large, avec du jeu, en
quelque sorte. Mais Jacques Prévert l’a dit : que faire de mieux avec les mots,
sinon jouer avec eux ? Notre pensée est conditionnée dans une large mesure par
les mots. Je prétends que le jeu sur les mots est une véritable gymnastique
pour la pensée. Car cette jonglerie de sons et de sens se répercute parfois en
échos inattendus. Vous ai-je déjà cité celle-là : « Alors Dieu dit aux champs :
"Croissez et multipliez." Et, comme ils étaient naïfs, les champs
crûrent… » ? Parfois même, il suffit de jouer sur la lettre : n’est-il pas
troublant de s’apercevoir que « esprit » et « tripes » sont des molécules
composées des mêmes atomes ? Et de même pour « méridional » et « limonadier »?
Mais quittons les jeux de mots.
Adoptons d’abord
le point de vue de l’enseignant ; son souci essentiel est, ou devrait être, de
susciter de la motivation. Or le jeu cumule tous les ressorts :
l’interrogation, l’énigme, la frustration, la surprise, le plaisir. Osons donc
l’introduire dans notre pratique !
Envisageons
ensuite le point de vue du chercheur scientifique. Peut-être vous dira-t-il que
son travail, pesant, répétitif, aux prises avec des contingences subalternes,
n’a vraiment rien d’un jeu. Parfois cependant il admettra que son acharnement
s’enracine dans la perspective d’être engagé dans un jeu génial que lui propose
la nature (encore une fois lato sensu).
Terminons par le point de vue d’un
enseignant en science, né sous le signe du Scorpion. Comme tous les natifs de
ce signe, il ne croit pas à l’astrologie, mais il a la certitude joyeuse que
même si la vie présente tant d’aspects absurdes, il reste possible de l’aborder
avec élan en la considérant comme un Jeu.
Il
flotte autour de la science et de ses applications une suspicion qui amalgame
confusément nos inquiétudes à propos des accidents de centrales nucléaires, des
contaminations par transfusion, des risques de maladies émergentes, des
manipulations génétiques, des trous d'ozone ici et des trop d'ozone là, des
bugs et des virus informatiques... Nos peurs, qu'elles s'appellent Tchernobyl,
sida, Creutzfeld-Jacob, I Love You... convoquent toutes la science comme
accusé, témoin ou expert. Et des décisions de grande portée (fermetures,
interdictions, embargos, interruptions ou moratoires etc.) sont prises au nom
d'un Principe de Précaution plus ou moins bien fondé, plus ou moins mal
expliqué, et plus ou moins sécurisant…
A ces constats, je
voudrais joindre aujourd'hui une question radicale : la pratique des sciences
en tant que professionnel, ou leur fréquentation en tant qu’amateur, peut-elle
induire une forme de paranoïa ? La question se justifie à plusieurs points de
vue. Le premier, un peu anecdotique, mais significatif, se fonde sur des cas de
personnalités parties de la science, mais qui ont basculé dans la folie : comme
on connaît des “ fous littéraires ”, on connaît des fous mathématiques ou
scientifiques, ardents trisecteurs de l’angle et quadrateurs du cercle,
infatigables calculateurs de nombres magiques, passionnés démonstrateurs de
l’impossible, ou ceux qui cherchent à contourner le second principe de la
thermodynamique par le mouvement perpétuel, etc.
En second lieu, bien des
caractéristiques de l’esprit scientifique possèdent un double pathologique.
Simplifions les traits du caractère paranoïaque : tendance à raccrocher toutes
les observations à quelques idées prévalentes, à sélectionner les faits, à
interpréter tous les signes, à tirer des conclusions générales. Le paranoïaque
entretient une relation particulière avec le réel permettant de conforter ses
théories, dans une implication personnelle telle que la démarcation entre le
monde extérieur et la projection de son monde intérieur en devient incertaine.
Son observation soupçonneuse dévoile des pièges que ses ruses vont déjouer, et
il va en tirer une vérité incontestable, une conviction inébranlable à faire
partager, dans une parfaite bonne foi où se mêlent orgueil et abnégation,
mégalomanie et humilité. Ce portrait ne convient-il pas aux stéréotypes du
savant, toujours absorbé dans l’objet de son étude, du découvreur passionné
illuminé par de soudaines certitudes, ou des scientifiques accrochés à leur
vérité, incapables d’entendre tant il n’écoutent que dans une direction,
incapables de voir tant ils ne regardent qu’une source de lumière, enfermés
dans d’interminables controverses et revendications ? Il y aurait donc bien une
forme de paranoïa faisant partie des risques du métier de scientifique.
Enfin, chacun a pu
rencontrer dans le corps même de la science des éléments troublants,
intrigants, qui font d'un champ pourtant rationnel un domaine propice à la
construction d’hypothèses inquiètes et d’interprétations quasi superstitieuses.
Certes, chacun de ces facteurs est explicable, mais l’impression qu’ils
laissent emplit d’un sentiment de beauté et d'étrangeté, d'architectures
mystérieuses et de collusions secrètes. La science incite à imaginer des lois
cachées, un ordre enfoui derrière les apparences. Et pour ceux qui ont eu le
privilège d’arracher à ces profonds mystères leur bribe de vérité, on comprend
aisément qu’ils basculent dans la paranoïa, au moins sous sa forme
mégalomaniaque...
Mais je l'avoue, pour
traquer toutes ces correspondances, il m'a fallu choisir les traits en faisant
preuve d’une perspicacité toute parano… Et pourtant, comme tous les Scorpions,
je ne crois pas à l'astrologie, et je me méfie de la paranoïa !
Le portrait
lapidaire : « Il était d’une ignorance encyclopédique », ne saurait être
considéré comme un oxymore. Quant à l’aphorisme : « Il joignait à un tel degré
de science une si grande modestie, que la seule chose qu’il ignorât était qu’il
savait tout », vous admettrez sans doute qu’il ne puisse s’appliquer
sérieusement à quelque personne réelle que ce soit.
Mais si ces deux
cas limites ont quelque pertinence, c’est qu’il s’y noue un lien dialectique
entre deux entités trop fréquemment perçues comme antithétiques : la science et
l’ignorance. Cette exclusion mutuelle des deux concepts contredit les leçons de
l’histoire, qui enseigne que des savoirs populaires, voire même des
superstitions, ont pu servir de terreau à des savoirs authentiques, alors que
les tenants d’une science dogmatique basée sur des parcelles de vrai se sont
révélés capables de figer temporairement toute progression vers des vérités
plus larges. L’ignorant encyclopédique, aussi bien que l’omniscient qui
n’ignore que son omniscience même, nous invitent à leur manière à réexaminer ce
débat.
Pour commencer,
peut-il exister d’autre repère de l’envergure d’un savoir, que la limite qui en
borne l’étendue ? La frontière de la science est très clairement l’ignorance,
et peut-être même la mesure du savoir est-elle inséparable de l’évaluation du
non-savoir qui le cerne. Tout scientifique sérieux perçoit avec un réalisme
aigu les limitations de son domaine, les failles, les arbitraires, les
simplifications. Il éprouve profondément l’étendue de son ignorance lorsqu’il
est confronté aux questions les plus simples, qui sont parfois les plus
fondamentales. Vis-à-vis des questionnements radicaux sur les postulats de la
science, l’attitude agnostique est bien souvent le seul refuge évitant la
tentation hégémonique d’un scientisme détenteur de toutes les clés.
Je suis donc prêt
à détourner la célèbre formule de Rabelais en : « Science sans conscience de
son ignorance n’est que ruine de l’âme ». Les progrès scientifiques sont à ce
prix, puisque prétendre tout savoir, ne serait-ce que localement, ne peut que
bloquer le progrès scientifique. L’antique précepte socratique : « Je ne sais
qu’une chose, c’est que je ne sais rien », antithèse sérieuse du paradoxe
plaisant proposé plus haut, est à sa place, même dans la science du XXIème
siècle.
En résumé,
j’admettrai que la science est contingente (et contingentée), alors que
l’ignorance est nécessaire, et sans limite. Mais comme mon propos tend à
rejoindre Pierre Dac, auteur de cette formule que Robert Escarpit proposait de
graver au fronton des Universités : « Ceux qui ne savent pas grand chose en
savent toujours autant que ceux qui n’en savent pas plus qu’eux », je suis
tenté de poursuivre cette logique jusqu’en ses conséquences extrêmes. Je
propose de restituer à l’ignorance sa dimension réelle, d’envisager sereinement
de renommer nos Facultés de Sciences, qui deviendraient de manière bien plus
fondamentale des Facultés des Ignorances, délivrant des thèses ès Ignorances.
Il conviendrait seulement de délimiter précisément le champ des Ignorances
Humaines de celui des Ignorances Exactes, et dans ce dernier domaine, de faire
la délicate distinction entre les Ignorances Pures, tout à fait éthérées et les
Ignorances Appliquées, totalement redoutables.
Enfin,
si on veut bien se remémorer que votre serviteur, comme tous les natifs du
Scorpion, ne croit pas à l’astrologie, on ne s’étonnera pas que, dans le firmament
des thèses, celle récemment soutenue par l’astrologue Elisabeth Teissier soit
tenue par lui comme le plus grand des astres...
Le Scorpion et l’Année des Mathématiques
Certes, les mathématiques sont partout. Un simple jeu de cartes, si vous savez
l’exploiter, vous révélera un trésor de concepts de géométrie, de combinatoire,
de probabilités, d’algorithmique, à tel point qu’il existe toute une magie des
cartes à base mathématique. Depuis bien longtemps, toutes les sciences
exploitent la richesse des concepts et des formalismes mathématiques. À notre
époque, toutes les technologies en font un usage constant, démultiplié par le
levier de l’outil informatique. Dans la musique, les arts plastiques,
l’architecture, on peut voir à l’œuvre, ou mettre en œuvre, des lois d’essence
mathématique. Enfin, même des disciplines éloignées des sciences exactes font
appel à des modèles, des métaphores de nature statistique, topologique ou
algébrique.
Mais en même temps, à la bourse des valeurs scientifiques, comment est cotée
l’action “Vocations mathématiques”? Elle est paradoxalement à la baisse, dans
tous les pays occidentaux. L’année 2000 a été proclamée “Année des
mathématiques”. Quel aveu! Les mathématiques sont donc bien une cause menacée,
un tiers-monde à secourir, un produit à promouvoir… En faveur de cette cause on
a organisé des expositions, des congrès, des séminaires qui se prolongent
encore en 2001.
Comment parvenir à “vendre” le concept que les mathématiques cultivent l’esprit
ludique, qu’elles font appel au sens esthétique, qu’elles développent les
talents heuristiques ? Faudra-t-il orchestrer des campagnes publicitaires
télévisées? Faudra-t-il inventer des slogans:“les maths sont faites pour toi,
tu es fait pour les maths!” ou bien: “Mieux que le bodybuilding, mon
brain-building !” ou encore: “50% des Français ont des dons en maths supérieurs
à la moyenne”?
Demandons-nous plutôt pourquoi cette baisse des orientations vers les
mathématiques, pourquoi même parmi les élites intellectuelles et/ou sociales,
il existe tant de ceux que nous appellerons des “traumathisés”. Serait-il
possible que l’enseignement ait une part de responsabilité dans cette
situation? Comme tous les enseignants natifs du Scorpion, je ne crois pas plus
à l’astrologie qu’à une telle hypothèse…
Le Scorpion hait les paradoxes
Quel cauchemar affreux !
Ils étaient partout, eux, les ennemis de la claire raison, eux, qui mettent en
péril le savoir le mieux assuré, eux, qui sapent la logique la plus solidement fondée,
eux, les paradoxes…
Oh, ils n’étaient pas là sous la forme gentillette
du paradoxe d’Epiménide de
Crète, vous savez, comme dans la phrase : "Je suis un menteur",
qui
n’est peut-être après tout qu’un accès
de sincérité… Ils étaient là sous
leur
forme la plus pernicieuse, celle de
l’autoréférence, de la self-contradiction :
"Cette phrase est fausse". Car que faire de cet énoncé
pervers,
auquel vous ne sauriez attribuer ni la valeur du Vrai, ce qui serait
admettre
sa fausseté, ni la valeur du Faux, qui consacrerait son
exactitude ? Et les
paradoxes étaient partout, vous dis-je.
Les paradoxes étaient au cœur de la science. Le physicien clouait un fer
à cheval sur la porte de son labo, en affirmant qu’il n’était pas
superstitieux, mais que ça portait bonheur, même si on n’y croyait pas. Kepler
établissait des horoscopes. Gödel laissait filer toutes les mailles du tissu de
l’arithmétique à travers le trou de l’incomplétude.
Les paradoxes étaient au cœur de l'enseignement. Les professeurs n’étaient
utiles qu’aux étudiants capables de se passer d’eux. Les disciples imploraient
: « Maître, apprends-nous à penser par nous-mêmes ! ». Il y avait dans les
couloirs labyrinthiques des universités des panneaux rappelant : « Ne demandez
pas votre chemin à quelqu’un qui le connaît, car vous risqueriez de ne pas vous
perdre… »
Les paradoxes étaient au cœur de la logique. Russell mettait Frege à la torture
avec l’impossible rasoir du barbier voué à raser tous ceux qui ne se rasent pas
eux-mêmes, avant de fonder le club des gens qui n’appartiennent à aucun club.
Les prisonniers, à la suite d’un impeccable raisonnement optimal, écopaient de
dix ans de cabane, alors qu’il auraient pu choisir de n’être condamnés qu’à un
an.
Les paradoxes étaient au cœur de la spiritualité. Dieu me faisait –
heureusement ! – athée. Les guides les plus élevés prêchaient l’intolérance, la
haine de l’autre et sa destruction.
Les paradoxes étaient au cœur de la politique. On entendait Chirac affirmer : «
Tout ce que dit Lionel Jospin est rigoureusement faux. » A quoi Jospin
répondait : « Tout ce que dit Monsieur le Président est parfaitement exact. »
Un silence assourdissant suivait cette joute oratoire.
Les paradoxes étaient au cœur de l'homme. Chacun percevait comme une âme
immatérielle l’activité de son invraisemblable fouillis de neurones. Lao-Tseu
rêvait qu’il était un papillon, à moins que ce ne soit le papillon qui rêvait
qu’il était Lao-Tseu. Spinoza faisait le constat que chaque mortel éprouve
quotidiennement qu’il est immortel. Freud révélait que nier, c’est avouer.
Lacan décrétait que " L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu’un
qui n’en veut pas "
Les paradoxes retournaient toute chose en son contraire, et réciproquement. De
même que le changement de forme d’un innocente protéine la transmue en un
redoutable prion, l'objectivité devenait subjective, l’absolu devenait relatif,
et le pessimiste donnait raison à l'optimiste qui affirmait « Nous vivons dans
le meilleur des mondes possibles ».
C'est pourquoi le présent billet est exclusivement dédié aux scientifiques nés
comme moi sous le signe du Scorpion, ainsi qu'à tout le monde ! Car eux seuls
comprendront ma terreur devant le cauchemar que je fis cette nuit-là...
Scientifiques,
(re)lisez Freud !
Lettre du 12
juin 1900 à Wilhelm Fliess
"Crois-tu réellement qu'un jour il y aura sur la maison une plaque de
marbre sur laquelle on pourra lire : ?
C'est
dans cette maison que le 24 juillet 1895, |
L'espoir
en reste bien faible jusqu'à ce jour"
Non seulement Freud était un scientifique (médecin, neurologue), non seulement
sa pensée s’est construite en un siècle où le prestige de la science ne rencontrait
aucune contestation, mais encore il nourrissait une ambition explicite
d’acquérir une gloire éternelle grâce à des découvertes scientifiques. Comme
son humour et sa finesse d’observation servent parfaitement sa pensée libre et
profonde, la lecture de ses ouvrages doit accompagner les étapes
intellectuelles de chaque scientifique. Mais à côté de ces constats largement
partagés, nous voudrions attirer ici l’attention sur une facette de son talent
d’écrivain.
Pour convaincre la société de son temps de la justesse de ses vues sur
l’inconscient et la sexualité, il fallait donner une assise scientifique
irréprochable à ses spéculations. Mais comment y parvenir, dans le domaine de
l’esprit humain ? De prime abord, la science ne s’applique de manière adéquate
qu’aux objets bien définis. Ce qui est très loin d’être le cas dans le domaine
de la conscience, et encore moins de l’inconscient ! Par exemple, ne voit-on
pas de nos jours que l’antique querelle du dualisme et du monisme divise encore
les penseurs à propos des relations de l’âme et du corps ? Freud s’attaque donc
à des objets difficiles à approcher scientifiquement. Comment concilier la
nécessité de convoquer la science et l’impossibilité de la mettre en action ?
Une lecture naïve de Freud permet de constater qu’il n’y est parvenu que grâce
à son extraordinaire palette stylistique. Sa spécialité est tout d’abord
d’amener le lecteur à interroger des situations ordinaires, en dépassant
l’aveuglement que provoque toujours l’évidence. Il accompagne ensuite le
lecteur dans son cheminement, il élimine les fausses pistes, et ne lui laisse
d’autre choix que celui auquel aboutit le raisonnement. L’effet de conviction
est d’autant plus efficace que le style patient et minutieux de la démarche de
Freud laisse parfois le temps au lecteur de prendre de l’avance sur la
démonstration et d’arriver de lui-même au but où il était attendu !
D’autres fois, Freud emprunte le discours de la science comme analogie.
Voici deux exemples :
« Dans les fonctions psychiques, quelque chose est à différencier (montant
d'affect, somme d'excitation) qui a toutes les propriétés d'une quantité [ ...
], qui s'étend sur les traces mémorielles, un peu comme une charge électrique à
la surface des corps. On peut utiliser cette hypothèse dans le même sens
qu'utilisent les physiciens en faisant l'hypothèse du courant électrique. »
(Névropsychoses de défense, 1894)
« Les deux forces (psychiques) agissant en sens opposé (l'une fixant le
souvenir, l'autre le réprimant) ne se suppriment pas l'une l'autre, mais il
survient un effet de compromis, à peu près analogue à la formation d'une
résultante dans le parallélogramme des forces. » (Souvenirs-écran, 1899)
Enfin, pour emporter l’adhésion du lecteur, Freud utilise fréquemment un mixte
élégant de maïeutique et de sophistique, dont nous allons proposer ici deux
exemples, réduits à leur structure :
« Ne trouverait-on pas […] ? Je suppose[…]. Comment expliquer […] ? Comment
comprendre […] ? Tout s'éclaire […] ! Tout cela n’évoque-t-il pas […] ?»
« Bien entendu, je ne voudrais pas tirer des conclusions générales de l'analyse
d'un seul […]. Mais quand l'expérience m'aura montré que le premier […] venu
[…], peut-être alors serai-je en droit d'affirmer […] et peut-être même me
sentirai-je autorisé à […]. »
Entre nous, comment ne pas être tentés de recourir à cette rhétorique dans les
tournants délicats de nos articles scientifiques (ou non…) ?
Vingt
après sa mort, on ne compte plus le nombre d’études consacrées à Georges Perec.
Toutes ses œuvres — romans, poèmes, essais — sont constamment rééditées. Si on
ne redoute pas d’aborder un livre épais et composé en caractères de petite
taille, on peut même choisir, depuis avril 2002, huit romans et récits
rassemblés en un seul volume. Mais quel rapport avec la science ?
Je vous engage d’abord à retrouver sur internet la très réjouissante parodie
des articles de physiologie qu’il devait lire en tant que documentaliste au
CNRS de 1960 à 1978 : « Experimental
demonstration of the tomatotopic organization in the Soprano (Cantatrix
sopranica L.) ». Ce classique a circulé dans tous les labos de biologie sous
forme de photocopies pâlies, sa liste de références bibliographiques vaut à
elle seule le voyage…
Perec fit partie de l’Oulipo
à partir
de 1967 : là encore votre « navigation » devrait
être fructueuse ! L’Oulipo
rassemblait depuis 1960 littéraires et scientifiques et
travaillait en
particulier à trouver des relations entre structures
mathématiques et création
littéraire. Un exemple : l’intersection entre
l’ensemble des mots des
deux romans de Perec « La Disparition » et « Les
Revenentes » est vide, car la
voyelle « e », la seule autorisée dans le
deuxième livre, est exclue du premier
! Autre exemple : au début des années 1970, Claude Berge,
mathématicien
spécialiste de la théorie des graphes, présenta
à l’Oulipo une structure
combinatoire qui venait d’être construite, le carré
gréco-latin d’ordre 10,
dont Euler avait conjecturé l’impossibilité. Ce
carré, dont des variantes sont
utilisées dans les plans d’expérience,
énumère exhaustivement les couples
formés entre deux séries de dix éléments,
sans répétition d’un même
élément en
ligne ou en colonne. En 1977, Martin Gardner expliquait dans Scientific
American qu’un écrivain français écrivait un
roman réglé par cette structure.
Il s’agissait de Perec, qui réalisa durant deux ans un
immense cahier des charges
basé sur des carrés gréco-latins pour les
chapitres du futur livre : longueur,
emplacement dans l’immeuble qui sert de cadre au roman,
décors, nombre de
personnages, sentiments etc. Le roman fut publié en 1978 :
« La vie mode
d’emploi ».
Ce livre passionnant peut se lire sans référence à sa structure. Le point qui
me fait le conseiller aux scientifiques est commun aux deux titres cités plus
haut : il s’agit d’une création sous contrainte. Cette modalité est connue
depuis toujours en poésie, où le nombre, le type et l’arrangement des vers, la
métrique, la rime, sont des carcans qui jouent un rôle paradoxal de libération
pour le poète. La création musicale, picturale, architecturale s’accompagne
également de règles et de limitations. Une maxime de Gide résume bien cette
problématique : « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté
». Or cette recette de créativité vaut également pour la science : le réel
impose ses limites aux sciences exactes, et stimule d’autant l’imagination du
chercheur. Les théories s’affinent en se débarrassant de leurs scories
historiques. Les techniques se perfectionnent en refusant les solutions
paresseuses et en élevant leur niveau d’exigence. Chaque utilisateur de
l’informatique ou d’internet met au point, à son propre usage, des pratiques
rigoureuses et organisées, qui sont les seules efficaces.
La dure Loi veut que les dures lois de la vie, de la nature, de la science ou
de l’art soient les seules fécondes…
Le
langage de la science poursuit un fantasme : celui d’éliminer les résonances
ambiguës des langages naturels, d’assurer une communication parfaite sur des
objets clairement définis. Cela peut s’imaginer, mais plus comme cas limite que
comme pratique constante. Dans les termes employés par le fondateur de la
linguistique moderne, Ferdinand de Saussure (1857-1913), un signifiant — la
face visible du mot dans le langage écrit, ou bien le son du mot dans le
langage parlé — est généralement associé à des signifiés variables selon le
contexte. Ce fait inéluctable est la source de malentendus qui obèrent toute
communication (indépendamment de facteurs psychologiques liés à des
interprétations subjectives). Toute pratique de la communication scientifique,
en particulier à visée pédagogique, doit nécessairement intégrer cette donnée.
Mais la remarque banale de l’importance du couple signifiant/signifié (qui
n’est d’ailleurs qu’une « paire de Saussure » parmi d’autres :
diachronique/synchronique, paradigme/syntagme etc.), n’est pas la motivation
première du choix du thème de ce billet. Ce n’est pas non plus le fait que le
grand linguiste était doté d’un esprit remarquablement scientifique, hérité d’une
famille genevoise qui a donné des physiciens, des chimistes, des géologues etc.
En réalité, mon propos part d’un livre vertigineux : « Les mots sous les mots –
Les anagrammes de Ferdinand de Saussure », de Jean Starobinsky (Gallimard -
1971), coup de sonde dans les insondables carnets inédits de notre auteur. Sur
une base érudite, Saussure a esquissé une théorie qui pourrait évoquer les
gravures des « Prisons » de Piranèse, ruines antiques, ou projets
blasphématoires : escaliers grimpant vers des abîmes, portes ouvertes sur le
vide, passerelles jetées entre deux murs aveugles… Saussure croyait être sur la
piste d’un principe générateur de la poésie latine, qui procèderait du
démembrement du nom d’un dieu ou d’un homme, en lettres semées tout au long des
poèmes. En somme, une sorte d’anagramme généralisé, filigrane secret de la
poésie. Je prends le risque de dire mon sentiment : cet essai de système était
désespérément absurde. En effet, la combinatoire des signes de l’écriture, ou
des sons de la parole, permet de faire surgir à peu près n’importe quel mot de
n’importe quel texte ! Prenez la phrase précédente, et en suivant les
procédures de Saussure, vous y trouverez le nom LOUIS PASTEUR, à peine
chamboulé. Je réécris en mettant en capitales les lettres du nom cherché : « en
effet, La cOmbInatoire deS signes de l’écritUre, ou des sons de la PArole,
permet de faire Surgir à peu près n’impoRTE qUel mot de n’importe quel texte »…
Mais qu’est-ce qui faisait courir Saussure dans une telle impasse ? La légitime
ambition d’un découvreur, à l’image d’un Copernic, d’un Newton, d’un
Champollion ? Oui, mais plus encore une constante de l’esprit : la quête
constante du sens, avec le risque corollaire de projeter du sens sur ce qui
n’en a pas ! C’est cette propension, cet automatisme, qui nous font voir des
figures dans les nuages, des silhouettes dans les rochers, des signes dans les
coïncidences, des causes nécessaires dans des événements contingents. C’est là
l’origine des mythes, des superstitions (le superstitieux n’est au fond qu’un
hyper-rationaliste, lisant une « ratio » derrière chaque fait), des erreurs
scientifiques — mais sans doute aussi celle de l’authentique esprit
scientifique.
Si « Le
sommeil de la raison produit des monstres » (Francisco Goya), une raison
toujours en éveil, telle un feu s’emparant de brindilles éparses et les
embrasant en une vaine flambée, court le risque de fonder, sur des signes
insignifiants, de folles hypothèses. Des ombres irréductibles subsisteront à
jamais, à côté du versant éclairé par la science.
Je le sais bien, ce livre
est lourd (1215 g), gros (1757 pages)… mais il s’agit d’une œuvre
exceptionnelle ! Son titre : La Parole Errante. Son éditeur : Verdier (1999).
Son auteur : Armand Gatti. Je vais vous présenter (très incomplètement, mais
une recherche sur internet vous donnera tous les détails que vous souhaiterez)
cet homme paradoxal, actions et créations mêlées, avant de vous dire son
étonnant rapport à la science.
Armand Gatti ? Anarchiste et autoritaire, avec ses racines populaires et sa
culture élitiste, prisonnier et condamné à mort, défini par de Gaulle : « le
poète surchauffé », ami de Jean Vilar, de Mao-Zé-Dong, de Fidel Castro, mais
aussi opposant de tous les responsables politiques, résistant et guérillero,
obsédé par l’univers concentrationnaire et la poésie… Armand (de ses deux
autres prénoms Sauveur et Dante !) Gatti a réalisé des films (L’Enclos, en
1960, primé à Cannes), il a écrit des pièces de théâtre mêlant l’action
politique et sociale, les références mystiques et historiques, les chants et le
kung-fu, son autobiographie et la vie de ses acteurs. Ses acteurs ? depuis 1970
environ, ce sont des groupes de filles et de garçons délinquants ou marginaux (appelant
ses « loulous » à être Dieu avec lui, puisque le Verbe est Dieu …), auxquels
s’associent, pour des événements-fleuves durant parfois plusieurs jours, des
détenus de Fleury-Mérogis ou de l’Elsau, et des universitaires fascinés.
Depuis toujours, Gatti médite sur le monde scientifique, ses créateurs
mythiques, ses révolutions mentales et ses concepts abstraits. Et de manière
invraisemblable, il les fait intervenir comme personnages de ses pièces, le
chat de Schrödinger, Copernic, Heisenberg, Képler, les groupes antisymétriques,
Gödel, le boson de Higgs, Einstein, les trous noirs ! Et cela avec la
complicité d’astrophysiciens, de théoriciens, de chercheurs du CERN… Et c’est
pour moi la question essentielle : comment ces scientifiques, qui sont incontestablement
au cœur des problèmes les plus actuels de la science, tolèrent-ils les
works-in-progress de Gatti, qui brassent dans leur chaos la relativité,
l’incertitude, l’incomplétude, la politique, l’histoire, le lyrisme et les
mythes? Ne craignent-ils pas, eux, les tenants de la méthode et de la rigueur,
l’à-peu-près, l’amalgame, l’erreur ?
Je vais chercher un élément de réponse dans cette œuvre achevée qu’est La
parole errante. Dans ce livre, Gatti a inventé une écriture : torrent de
philosophie et de lyrisme, énumérations zoologiques et questions métaphysiques,
anecdotes et méditations, problèmes linguistiques et scientifiques, anarchistes
et rossignols. Or, dans ce style au sens propre inouï, je ne vois, de manière
incroyable, aucune confusion. Gatti ne se trompe pas : si les ressources
stylistiques (ellipse, parabole, hyperbole) sont aussi des concepts
mathématiques, ou des trajectoires de la mécanique, c’est que la création
littéraire est intimement liée à la création scientifique, elles sont toutes deux
le fruit d’un même élan. Toutes deux - tout comme l’élan amoureux – cherchent à
transcender l’individuel et visent l’inconnaissable réalité, le sens à jamais
inatteignable. La quête du chercheur, c’est aussi la quête de l’écrivain,
tâches perpétuellement inachevées… Ces destins sont liés, et c’est la raison
pour laquelle les concepts enfantés par les sciences sont des biens communs,
qui ont droit à exister ailleurs que sur le tableau des amphithéâtres.
Au fait, rappelez-moi le nom de ce physicien américain qui qualifiait
d’imposture le fait que Lacan (et d’autres) osaient faire usage de termes
scientifiques ?
Scientifiques, (re)voyez les films de Resnais
Les films d’Alain
Resnais sont à voir et à revoir. Pour tous les publics, à cause de leur impact
esthétique, de l’invention toujours manifestée par leur construction, de la
complexité, voire l’ambiguïté, de leurs scénarios. Pour les publics
scientifiques plus particulièrement, pour trois raisons.
En premier lieu, Resnais est un cinéaste de la mémoire, or la mémoire est un
objet de science. Les spécialistes du fonctionnement de la mémoire et de ses
dysfonctionnements trouvent volontiers chez Proust des paradigmes pertinents à
leurs recherches (pour la mémoire visuelle : la perspective changeante des clochers
de Martinville ; pour la mémoire auditive : le bruit des roues sur les pavés de
l’hôtel de Guermantes ; pour la mémoire du goût : zut, j’ai oublié et pourtant,
je l’avais sur le bout de la langue…). Je parie que la moisson serait également
riche pour ces chercheurs dans le cinéma de Resnais : la mémoire obsédée de «
Hiroshima mon amour » (1959), la mémoire fantasmatique de « L’année dernière à
Marienbad » (1961), la mémoire fragmentée de « Je t’aime, je t’aime » (1968),
etc.
En second lieu, Resnais traite directement de thèmes scientifiques, ou aux
frontières de la science. Nous citerons quatre exemples : Resnais aborde la
chimie, dans le court-métrage « Le chant du Styrène » (1958), commenté par un
poème de Raymond Queneau. Cet avocat et témoin de l’union de la science et de
la littérature (scientifiques, lisez Queneau…) y fait un triple clin d’œil,
d’abord à la poésie :« O temps, suspends ton bol, ô matière plastique », puis
au vocabulaire savant :
« Le styrène est produit en grande quantité
À partir de l'éthyl-benzène surchauffé,
Le styrène autrefois s'extrayait du benjoin,
Provenant du styrax, arbuste indonésien. »,
à son œuvre personnelle enfin :« Et ce ne sont pu là exercices de style. »
Dans « Je t’aime, je t’aime » Resnais utilise un thème de science-fiction,
celui des voyages dans le temps, avec des scientifiques en blouse blanche au
milieu d’un fouillis très représentatif des labos de science expérimentale.
Rappelons que ce même thème était utilisé par Chris Marker dans son
extraordinaire court-métrage de 29 minutes « La Jetée » (1962) (scientifiques,
voyez les films de Chris Marker…)
Dans « Mon Oncle d’Amérique » (1980), Resnais fait appel à Henri Laborit,
biologiste du comportement, en contrepoint à l’observation des humains dans
leurs relations sociales et affectives. Des images des souris enfermées dans
des labyrinthes, ou la vision d’un homme à tête de rat, soutiennent la
dimension éthologique de ce film. Pensons aussi à l’apparition des méduses qui
flottent parmi les acteurs vers la fin du film de 1997 "On connaît la
chanson".
Dans « Smoking, no smoking » (1993), Resnais utilise le thème de la
combinatoire des possibles (que se passerait-il si …). On peut y voir une
figuration des univers parallèles postulés par certaines interprétations de la
mécanique quantique.
En dernier lieu, le cinéma et la science sont proches parents, bien au-delà de
la dimension technologique de l’art cinématographique, depuis ses origines
jusqu’à ses plus récentes évolutions. La science est en effet une métaphore du
cinéma : on se figure le metteur en scène observant, tel un savant, le
comportement de ses personnages, grâce à son appareillage… Mais cette vision
fallacieuse amène une signification en miroir où le cinéma apparaît comme une
métaphore de la science : mise en scène, délimitation d’un champ, montage d’une
expérience… Où est la réalité, où est la fiction ?
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