apprenons
à nous méfier de tout, et surtout de la paranoïa !
La science
est-elle paranoïaque ?
Un tableau de Bosch montre un médecin retirant à un
malade la " pierre de folie " (1). Mais le savant homme est
lui-même coiffé de l’entonnoir qui le désigne comme
fou… La folie serait-elle une marque de la science ? Ou bien un masque,
comme dans la pièce de Dürrenmatt (2) ? C’est la
première et la plus scandaleuse de ces deux
hypothèses qui nous retiendra dans le présent article.
Délimitons son propos : l’entité Science est une fiction
trop impressionnante pour ne pas être grosse d’idéologie
et de mythes. Quant à la paranoïa, méfiance… c’est
un terrain piégé, dont la cartographie est fluctuante,
les frontières nosographiques mouvantes, les paysages nombreux
et variés. Voilà de bonnes raisons de se limiter à
une présentation de quelques variations sur le thème : la
Science est-elle paranoïaque ?, transposé en mode mineur :
les sciences sont-elles " parano " ?
Explicitons : la pratique des sciences en tant que professionnel, ou
leur fréquentation en tant qu’amateur, peut-elle induire
à devenir quelque peu paranoïaque ? La question se justifie
à deux points de vue : le premier, un peu anecdotique, mais
significatif, se fonde sur des cas limites partis de la science, mais
basculant dans la folie… Comme on connaît des " fous
littéraires ", on connaît des " fous mathématiques
" (3), ardents trisecteurs de l’angle et quadrateurs du cercle,
infatigables calculateurs de π ou de factorielles,
passionnés démonstrateurs de l’impossible (4) , ou des "
fous scientifiques ", comme les inventeurs du mouvement
perpétuel qui cherchent à contourner le second principe
de la thermodynamique, sans parler des " fous pythagoriciens " qui vous
prouveront par la numérologie que J.-S. Bach était
Rose-Croix (5)…
Le second point de vue tient à l’analyse du fonctionnement
même de l’esprit scientifique, dont tant de
caractéristiques possèdent un double pathologique.
Simplifions à cet effet le tableau des traits constitutifs de la
base du caractère paranoïaque : une tendance monomaniaque
à raccrocher toutes les observations à quelques
idées prévalentes, pour construire sur cette base un
système dont la logique interne est incontestable.
Sélection de faits, interprétation approfondie des signes
pour en tirer des conclusions d’une grande portée, en somme une
forme de relation particulière avec le réel permettant de
conforter des théories explicatives, dans une implication
personnelle telle que la démarcation entre
caractéristiques du monde extérieur et projection du
monde intérieur en devient incertaine, et que l’essentiel des
satisfactions libidinales s’origine dans cette investissement. Et les
pièges, bien sûr, qu’une observation soupçonneuse
dévoile et que des ruses habiles vont déjouer. De
là va naître une vérité incontestable, une
foi absolue, une conviction inébranlable à faire partager
autour de soi, dans une parfaite bonne foi où se mêlent
orgueil et abnégation, mégalomanie et humilité
devant des instances qui dépassent l’individu.
Certes, pour traquer ces correspondances, il faut choisir les traits en
faisant preuve d’une perspicacité quelque peu paranoïaque…
mais le portrait obtenu pourrait assez bien convenir au
stéréotype du savant distrait, toujours absorbé
dans l’objet de son étude et dans ses déductions, ou au
découvreur passionné illuminé par de soudaines
certitudes, ou à tant de scientifiques accrochés à
leur vérité, incapables d’entendre tant il
n’écoutent que dans une direction, incapables de voir tant ils
ne regardent qu’une source de lumière, enfermés dans
d’interminables controverses et revendications (6). Au besoin,
l’histoire des sciences fournirait de nombreuses attestations
d’asservissement à une hypothèse unique, d’un Newton
accroché à sa théorie corpusculaire de la
lumière et refusant de prendre en compte des preuves de nature
ondulatoire qu’il avait lui même mises en évidence (7),
à un Robert Gallo recherchant en vain à l’origine du sida
son virus de la leucémie humaine, en passant par un Pasteur
cherchant obstinément des forces cosmiques asymétriques
à l’origine de la vie, et réalisant au cours de cette
quête hasardeuse d’authentiques découvertes… Même
l’image de la science idéale que nous avons
héritée de Platon, celle d’une Mathesis Universalis, ou
celle provenant des systèmes de Descartes ou Leibniz, ou celle
que donne le projet de Hilbert pour les mathématiques du
XXè siècle, dessine la vision d’une explication
unifiée, généralisée, systématique,
visant à une cohérence totale, et emportant la conviction
de tous par sa Vérité (8). Il y aurait donc bien
une forme de paranoïa faisant partie des risques du métier
de scientifique.
Il s’ajoute à ces deux points de vue fous scientifiques et
parallèle science / paranoïa des facteurs que je
choisis de rassembler sous le titre obscur " architectures
mystérieuses et collusions secrètes ", pour rendre compte
d’éléments troublants, évocateurs, intrigants, et
qui font du champ des sciences pourtant rationnelles un domaine propice
à la construction d’hypothèses inquiètes et
d’interprétations superstitieuses ; un peu comme ces
extraordinaires coïncidences qui trouent parfois la logique de
notre quotidien… Certes, chacun des facteurs scientifiques s’explique
de manière très claire, mais l’impression qu’ils laissent
emplit d’un sentiment de beauté et de mystère, pour ne
pas dire d’ unheimlich .
Prenons pour commencer ce vieil exemple de la relation entre musique et
mathématiques, qui affronte le problème de la gamme, des
intervalles, des consonances et des dissonances avec comme seul outil
les nombres entiers chers à Pythagore et à son
école. En écrivant les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6 pour
former les fractions suivantes 2/1, 3/2, 4/3, 5/4, 6/5, on obtient les
rapports de fréquence (9) correspondant à l’intervalle
d’une octave (intervalle entre Do2 aigu et Do1 grave), d’une quinte
(intervalle entre Sol et Do), d’une quarte (intervalle entre Fa et Do),
d’une tierce majeure(intervalle entre Mi et Do), d’une tierce mineure
(intervalle entre Sol et Mi) ! La simplicité et
l’élégance de cette construction laisse rêveur :
qu’est-ce qui, dans notre oreille, dans notre cerveau, nous rendrait
sensible aux rapports des nombres entiers ? Et si on extrapole à
partir de là, on tombe aisément dans des constructions
imaginaires où " Les Nombres gouvernent la Musique ", puis " Les
Nombres gouvernent l’Univers ", et on est mûr pour rejoindre les
initiés et pratiquer religieusement la Numérologie au son
de la Musique des Sphères (10)…
Même dans les sciences les mieux établies se rencontrent
des surprises, à l’origine de bien des vocations scientifiques,
devant des relations de prime abord incompréhensibles. En
physique par exemple, les étudiants passent fréquemment
par une phase d’étonnement, quand après avoir
étudié l’électrostatique, où les formules
de base contiennent une constante e0, puis appris
l’électromagnétisme qui fait intervenir la
constante µ0, ils découvrent que ces deux
constantes sont reliées… par la vitesse de la lumière
(11) ! En mathématiques, que dire de l’effet
d’éblouissement de la formule qui lie en gerbe magique la
constante π, la constante e base des logarithmes, l’imaginaire
racine carrée de -1, l’unité et le zéro (12)
! Surprise encore (si l’enseignant sait la ménager) pour
le lycéen à qui on démontre que pour l’humble
triangle, les milieux des côtés, les pieds des hauteurs,
ainsi que les milieux des segments qui vont de chaque sommet au point
de rencontre des hauteurs, se rangent miraculeusement sur un même
cercle (13). Il faut ajouter à ces beautés tant
d’êtres énigmatiques qui peuplent le zoo des
mathématiques : les transfinis, les courbes pathologiques
(14) ou fractales, la surface de Boy, la bouteille de Klein et leur
sœur cadette la bande de Moebius, la quatrième dimension et la
suite… A l’échelle de l’univers, on éprouve aujourd’hui
mieux qu’à l’époque de Pascal le vertige devant ces
distances et ces temps insondables mais mesurables , devant
tous ces étranges objets : les trous noirs, la
variété des systèmes planétaires extra
solaires, les déluges d’énergie des quasars et des
hyper-novæ, et leur fantastique origine, l’inconcevable big-bang,
où dans un petit espace se concentrait peut-être toute la
matière, tout l’espace, en ces temps où le temps
commençait à battre…
On le voit (et de manière nécessairement très
partiale et très parcellaire : nous avons ainsi reculé
devant le sujet des sciences de la vie), s’approcher de la science
incite à imaginer des lois secrètes, un ordre
caché derrière les apparences, ou, ce qui revient au
même, à tout expliquer par un être suprême. Et
pour ceux qui ont eu le privilège d’arracher au mystère
une bribe de vérité, on comprendrait aisément
qu’ils basculent dans la paranoïa, au moins sous sa forme
mégalomaniaque...
Notes
1- BOSCH (J.) Excision de la pierre de folie, Musée du Prado,
Madrid
2- DÜRRENMATT (F.) Les Physiciens, 1962
3- DUDLEY (U.) Mathematical cranks, Mathematical Association of
America, 1992
4- J’ai personnellement vécu un épisode cocasse,
où durant une nuit, des expérimentations sur une
série de nombres entiers m’avaient conduit à
prévoir que le nombre suivant de la série serait un
nombre premier ! Cette prévision se vérifiant bien, je
tombai sur deux certitudes joyeuses : la première, que j’avais
découvert " la " loi des nombres premiers, la seconde, que
j’étais donc devenu fou… La fin est banale : je découvris
au matin que cette loi illusoire, vérifiée sur quelques
exemples seulement, ne tenait évidemment plus si je poursuivais
un peu plus loin.
5- VAN HOUTEN (K.), KASBERGEN (M.) Bach et le nombre, Mardaga,
1992
6- Comme dans telle controverse récente où un
archéologue, persuadé de la validité de ses
interprétations basées sur sa vision de " visages " dans
la montagne, intentait un procès à un respectable
collègue, l’accusant d’avoir détruit les gravures
rupestres observées, et qui n’étaient en fait que des
traces d’algues ! Les suspicions, les accusations, les "
persécutions " de l’affaire de la " mémoire de l’eau "
peuvent seulement être brièvement rappelées ici.
7- Les anneaux de Newton
8- Qu’on pense aussi au théorème de Gödel,
grâce auquel l’arithmétique se paie le luxe de
démontrer qu’elle est incomplète…
9- Nous choisissons de désigner les intervalles
descendants par des rapports de fréquence, mais dans
l’Antiquité grecque on évaluait des longueurs de corde
vibrante, et les rapports observés sont alors inverses : une
corde de longueur moitié vibre avec un fréquence double,
etc.
10- Il faut se raccrocher bien fort à nos calculettes
pour mettre en évidence que ce rêve n’est sans doute
lié qu’à des coïncidences banales… Dans une
échelle chromatique à 12 demi-tons couvrant l’octave
(intervalle de fréquences allant de 1 à 2), l’intervalle
descendant entre le Sol et le Do est de 7 demi-tons et le calcul du
rapport des fréquences de cet intervalle donne (2 1/12
)7= 1,4983, entre le Fa et le Do (5 demi-tons) (2 1/12
)5= 1,3348 etc. Dommage ! ce n’est pas tout à fait
les rapports idéaux 3/2=1,5000, 4/3=1,3333 (et les
décalages sont encore plus flagrants pour les autres
intervalles…), mais ça n’est pas tombé loin, et Pythagore
peut continuer à rêver…
11- La relation e0µ0c2=
1 se conçoit aisément si on considère le " champ
magnétique " comme un simple avatar relativiste du champ
électrostatique.
12- La formule d’Euler, e i π + 1 = 0. Comme
l’exprimait F. Le Lionnais, ce qui fut un temps " la plus belle formule
des mathématiques " est maintenant si bien comprise qu’ " elle
nous semble, sinon insipide, du moins toute naturelle. "
13- Encore Euler, avec son fameux cercle des neuf points, dont
on sait à présent qu’il rassemble plus d’une trentaine de
points particuliers…
14- Le peintre Eugène Delacroix disait : " Il y a des
lignes qui sont des monstres "…