Colloque de Cerisy Mathématiques et psychanalyse,
septembre
1999
Guy Chouraqui
GERSULP
7 rue de l'Université - 67000 Strasbourg
eMail : guychou@noos.fr
Soutenir cette nouvelle position va nécessiter d'esquisser la genèse du livre La vie mode d'emploi, d'explorer les principaux rouages de la machine constituée par le Cahier des charges, d'établir le rendement de son fonctionnement et d'interroger le rôle réel qu'a joué ce dispositif pour Perec. En bref, construire, analyser, et puis dissoudre, en accord avec la ligne principale du "mode d'emploi" que Perec proposait pour la vie...
En 1967, Perec, qui avait publié
le roman Les choses, récompensé
par le prix Renaudot, est coopté comme membre de l'Oulipo, cet
Ouvroir
de littérature Potentielle créé en 1960 par
Raymond
Queneau et François Le Lionnais, donc sous le double signe de la
littérature et des mathématiques. Ce groupe s'assignait
un
double but : partir de textes existants pour en créer de neufs,
ou bien partir de structures abstraites pour engendrer des textes ;
dans
une certaine mesure, La vie mode d'emploi s'inspire de ces deux
principes.
Dans le cadre de l'Oulipo, le mathématicien Claude Berge proposa
en 1967 d'utiliser une structure combinatoire, le carré
gréco-latin,
que l'on désigne aussi par bi-carré latin, comme
structure
romanesque. Cette structure fournissait en effet, de manière
appropriée,
l'unité et la variété indispensables à
l'oeuvre
littéraire. Nous suivrons ici la pédagogie de Perec, qui
exposait lui-même ce principe dans un article de l'Arc en 1978,
sur
le modèle réduit d'un bi-carré latin de
trois lignes et de trois colonnes :
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On le voit sur cet exemple, la
combinaison de deux fois trois éléments
est soumise à la règle suivante : chaque
élément
ne figure qu'une fois dans chaque ligne et dans chaque colonne du
carré,
et tous les couples possibles figurent une fois et une seule dans le
carré.
Ce dispositif avait été utilisé en statistique au
début du XXème siècle pour établir des
plans
expérimentaux contrôlant simultanément deux
facteurs,
par exemple la nature d'un engrais et l'espèce d'une plante
à
cultiver. Mais l'intérêt proprement mathématique de
ce tableau avait été exploré bien avant, par
Leonhard
Euler au XVIIIème siècle [EULER 1849].
Le grand mathématicien avait émis la conjecture qu'il
était
impossible de combiner par couples deux fois dix
éléments.
Cette conjecture a tenu jusqu'en 1959 [BOSE 1959],
où un carré gréco-latin d'ordre 10 a enfin
été
trouvé.
L'emploi de ce type de structure mathématique dans la création romanesque part du principe que l'art utilise nécessairement une combinaison d'éléments préexistants, formes, couleurs, lettres, mots - tout comme le monde naturel procède de l'agencement de briques élémentaires : particules, atomes, molécules... C'est ainsi que dans le Cahier des charges que Perec assigne au(x) roman(s) La vie mode d'emploi, existent 42 listes affectées à différentes catégories aussi diverses que la longueur des chapitres, le nombre et la position des personnages, le style des meubles, les citations littéraires ou les allusions picturales. Chaque liste comporte 10 éléments, et les regroupements de ces éléments dans les chapitres du roman sont assurées de ne jamais se répéter par l'application de 21 carrés gréco-latins d'ordre 10 réglant les couplages entre les 21 paires de listes. Parmi les listes figurent des règles paradoxales, Manque (qui annihile la contrainte associée) et Faux (qui remplace une contrainte par une autre). Et bien sûr, dans certains cas le Manque vient à manquer, et le Faux à être faussé, rétablissant ainsi l'intégrité de la contrainte qui leur est couplée, comme en application du principe de Pierre Dac selon lequel " Une erreur peut être vraie ou fausse selon que celui qui l'a commise s'est trompé ou non en la faisant " !
Cette complexité fascinante, et présentée par Perec de manière très visuelle, colorée et agrémentée de dessins, même s'il n'avait sans doute pas songé que ses outils de travail personnels pourraient être un jour intégralement publiés, se complète d'autres règles - et les connaît-on toutes ? Par exemple, le roman se déroule dans un immeuble comprenant 100 espaces (pièces, couloirs, escaliers, etc.) et Perec a voulu que chaque chapitre s'ouvre dans un de ces lieux, en respectant le parcours, capricieux mais parfaitement déterminé, d'un cavalier de jeu d'échecs visitant tour à tour toutes les cases d'un tableau de 10 x 10 cases. Et afin que, en bonne règle gnostique, le macrocosme se conforme au microcosme, le livre se compose de 99 chapitres seulement, car une petite fille entrevue au cours du roman a grignoté le coin d'un petit-beurre Lu... Il n'est bien sûr pas indifférent que ce gâteau, icône en abîme du roman lui-même, soit " lu ". Mais cette dénomination est largement surdéterminée, comme l'a très finement démontré Claude Burgelin [BURGELIN 1996], parce que Lu est l'acronyme de Lefèvre-Utile, et que le psychanalyste de Perec, dans la période précédant immédiatement la composition de "La vie mode d'emploi " était J.-B. Pontalis, à qui il convient de rendre son nom complet : Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis !
Donc ce Cahier des charges, magnifiquement édité en fac-similé 11 ans après la mort de Perec, et éclairé par le déchiffrage de l'écriture manuscrite de Perec, est très unanimement considéré comme la machine génératrice du roman. Et le scrupule minutieux avec lequel le romancier a coché pas-à-pas les contraintes qu'il intégrait dans les chapitres en cours d'écriture semble confirmer la forte expression de David Bellos [BELLOS 1994] : " Avec tant de matière prédéterminée - la place de chaque chapitre à l'intérieur du roman, celle de chaque pièce décrite à l'intérieur de l'immeuble et quarante-deux choses différentes à dire sur chaque pièce -, il était évident que le livre allait s'écrire tout seul. " La voilà donc, cette machine à écrire un roman, acmé du rêve oulipien.
Cette manière d'envisager la
relation Cahier des charges / Roman
est cependant loin d'être exacte. Bien au contraire, il faut
affirmer
que le Cahier des charges nest pas intrinsèquement
nécessaire
au roman, que les 800 pages de l'oeuvre n'entretiennent que des liens
très
secondaires avec les contraintes que l'on présente
habituellement
comme fondatrices, que sur la base du même cahier des charges
Perec
lui-même aurait pu produire des romans tout différents.
Peut-être
un jour un auteur relèvera-t-il l'implicite défi, et
érigera
sur le socle établi par Perec une toute autre ziggourat,
démontrant
ipso facto que la fameuse machine à écrire, objet de tant
d'exégèses érudites, n'était en
vérité
qu'un trompe-l'oeil !
Cette présentation, à
contre-courant des allégations
habituelles, n'est pas fondée sur les lacunes, bien
documentées,
du respect du Cahier des charges par Perec : on sait bien par exemple
que
sur 42 éléments imposés, on n'en retrouve que 32
dans
le chapitre 38, ou bien 28 dans le chapitre 16, et seulement 24 dans le
chapitre 5. Mais ce n'est pas sur ces quelques menus manquements que se
fonde cette opinion ; elle découle en effet d'une analyse
qualitative,
qui révèle d'étranges pratiques et des
écarts
majeurs... Observons le fonctionnement de la règle fondatrice
dans
son rôle générateur sur un exemple précis.
Le
chapitre 15 présente un personnage touchant, le vieux Mortimer
Smautf,
maître d'hôtel du milliardaire Barnabooth qui est, lui, la
figure centrale des " romans ". Smautf se noie perpétuellement
en
quête d'un infini inatteignable en calculant infatigablement des
factorielles, comme ces " mathematical cranks " décrits
par
Dudley [DUDLEY 1992]. Ce chapitre se
déroule
dans une chambre de bonne où il n'y a, c'est la contrainte
numéro
5, qu'un seul personnage. Non, ce n'est pas Smautf, c'est un chat, nous
révèle le cahier des charges, ce qui règle aussi
en
passant les contraintes numéro 18 (Animal chat) et numéro
42 (la Bête, extraite du couple fameux qu'elle forme dans notre
imaginaire
avec la Belle)... Dans les sept pages bien denses de ce chapitre, est
décrite,
en un paragraphe d'une vingtaine de lignes, une gravure qui "
représente
un jeune enfant recevant d'un vieux magister un livre de prix. " On
trouvera
dans la description de cette image l'incarnation d'une bonne douzaine
de
contraintes, hâtivement faufilées : le fait de monter, de
tenir un morceau de bois, de revenir de voyage, la
référence
au 19ème siécle, l'allusion à la
littérature
danoise, le jeune enfant, les lunettes, la musique contemporaine, la
référence
à une vanité de Baugin, la présence d'une gravure,
dune sphère... La mention de sous-vêtements ? Elle est
affligée
d'un " Faux " : les chaussures du garçonnet en tiendront lieu.
L'allusion
obbligato à la musique contemporaine est, quant à elle,
à
peu de frais satisfaite : car le titre de la gravure, " apparemment
sans
rapport avec la scène représentée " est "
Laborynthus
" (le titre exact de l'oeuvre de Luciano Berio est Laborintus II) .
Rien
de ce qui est important dans le chapitre, rien de ce qui est important
pour la trame du livre, ne dérive des contraintes. Dans d'autres
chapitres, les clauses concernant les Vêtements, Tissus (nature),
Tissus (matière), Couleurs, Accessoires seront
expédiées
par la mention rapide d'un manteau uni de cashmere vert et de gants, ou
d'un chandail à rayures en coton avec des bretelles rouges, ou
toute
autre combinaison anodine directement engendrée par la machine
à
écrire...
les
contraintes du chapitre 15
(image 381x545 120 k - cliquer pour obtenir une image 761x1091 428 k)
Observation plus fondamentale : a-t-on
remarqué que dans les
42 contraintes de chaque chapitre, rien, strictement rien, ne met en
jeu
les personnages du livre ? Barnabooth, Valène, Winckler,
Hutting,
aucun habitant de l'immeuble n'en fait partie. Rien qui touche non plus
à l'intrigue, aux intrigues du livre : les aquarelles, les
puzzles,
les quêtes de divers Graals, les escroqueries diverses, et la
vieillesse,
et la mort. En bref, tout ce qui est important, nécessaire, est
hors contrainte, et tout ce qui est sous contrainte est accessoire,
contingent
! Cette machine à écrire tourne à vide, elle ne
mouline
que du détail anonyme et indifférent. Perec ne lui
assigne
pas d'autre rôle, et se débarrasse presto des contraintes.
Il peut alors se consacrer à son écriture, la vraie,
celle
qui a comme toile de fond sa vie d'enfant marqué par la guerre
et
la Shoah, par " l'Histoire avec sa grande hache ", cette
écriture
tragique et jubilatoire, athée et mystique, dont le sujet est
l'absurdité
d'une vie dont le corollaire est la mort, la vanité dune
construction
vouée à l'écroulement, la dérision d'un
puzzle
parti du désordre et destiné à y retourner.
Mais alors, pourquoi deux années d'élaboration d'un
cahier
des charges si complet, si complexe, si complexant qu'on ne l'a sans
doute
sondé qu'en partie ? Pourquoi tant de chapitres arborent
fièrement
dans le cahier des charges leur 42/42 de contraintes satisfaites, comme
une note, comme un label de qualité ? Que représentaient
au juste ces contraintes pour Perec ? Que dit-il, lui-même, du
rôle
de ces processus formels ? D'abord, l'esprit de jeu : " les seuls
énoncés
me semblent avoir quelque chose d'alléchant : Polygraphie du
cavalier
(adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 x
10),
pseudo-quenine d'ordre 10, bicarré latin orthogonal d'ordre 10
".
D'autres fois, Perec invoque la catalyse de l'imagination, la mise
à
feu de la fusée de l'écriture, la " pompe à
imagination
" : " À partir de là, je faisais entrer dans le livre
tout
ce que je voulais raconter : des histoires vraies comme des histoires
fausses,
des passages d'érudition complètement inventés,
d'autres
qui sont scrupuleusement exacts. Le livre est devenu une
véritable
machine à raconter des histoires, aussi bien des histoires qui
tiennent
en trois lignes que d'autres qui s'étalent sur plusieurs
chapitres.
" [Magazine Littéraire, n° 141, octobre 1978, entretien avec
Jean-Jacques Brochier] Mais peut-on le croire totalement, quand on a
pris
la mesure du rôle réel de la contrainte dans son roman ?
On est donc face à une contradiction : la contrainte est très importante pour Perec, elle n'est que d'un faible poids dans l'écriture perecquienne.
Qu'est-ce qui peut nous aider à résoudre ce paradoxe ?
Qu'offrait donc à Georges Perec la contrainte, en termes de rideau de fumée, de labyrinthe de miroirs ? Et pourquoi éprouvait-il ainsi le besoin de perdre ses lecteurs, même les plus attentifs de ses exégètes, et de leur fournir simultanément des pistes ? Pour cacher/révéler quelle sorte de culpabilité, dissimuler/exhiber quelle forme de castration ?
Que représentait donc pour Georges Perec la contrainte, en termes de prix à payer pour le droit d'écrire, de ticket d'entrée dans le monde des écrivains ? Et pourquoi s'était-il fixé un tarif si exorbitant ? Pour exorciser sa " sacrée pétoche [d'écrire] " (entretien dans l'Arc, cf. [CHOURAQUI 1995]), sa condition de juif " à qui rien n'est donné d'avance ", son complexe de survivant ? On le voit bien, toute cette discussion reste maintenant à relancer, avec des éclairages fournis par les biographes, les psychanalystes et les perecologues...
Références :
BELLOS, D., Georges Perec - Une vie
dans les mots, Seuil (1994), p.
536
BOSE, R.C. & SHRIKHANDE, S.S., On the Falsity of Euler's Conjecture
- About the Non-existence of Two Orthogonal Latin Squares of Order 4t +
2, Proceedings of the National Academy of Science, 45(1959), pp.
734-737.
BURGELIN, C., Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre,
Circé, 1996
CHOURAQUI, G., Georges Perec : contraintes ou obsessions, Autrement,
n°158, octobre 1995, pp.134-141
DUDLEY, U., Mathematical cranks, Mathematical Association of
America, 1992
EULER, L., Recherches Sur une Espèce de Carrés Magiques,
Commentationes Arithmeticae Collectae, vol. II (1849), pp. 302-361.
PEREC, G., Cahier des charges de La vie mode d'emploi,
édité
par Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, CNRS Editions -
ZULMA, 1993
PEREC, G., La vie mode d'emploi - Romans - P.O.L. Hachette, 1978