Les canons de Strasbourg

Les canons de Strasbourg. Sous ce titre, on entend le fracas des explosions et des destructions qui ont marqué le passé de notre ville au cours de... quelle guerre déjà ? – tant sont nombreuses les occasions où le canon y a tonné, en attaque, ou en défense, ou en signe de réjouissance solennelle. Quels canons, donc ? ici, ceux bien pacifiques de Johann Sebastian Bach, inspirés par l'art canonique, non par celui de la canonnade... Mais alors pourquoi de Strasbourg ? Acceptez que je vous en conte l'histoire, j'en ai besoin pour vous mener à un monde de passionnantes questions.

manuscrit des Canons de Strasbourg


Il y a plus de 20 ans, en janvier 1974, l'Inspecteur général de la Musique, Olivier Alain, tombait en arrêt devant une partition ancienne que lui montrait Paul Blumenroeder, professeur de clavecin au Conservatoire de Strasbourg. L'une des 16 éditions originales des Variations Goldberg composées par Bach en 1741, un document vénérable donc, mais pas unique. Il est un peu barbouillé d'annotations à l'encre rouge ou noire, et sa dernière page blanche est recouverte de musique manuscrite, sous le titre "Canons Divers sur les Huit Premières Notes de la Basse de l'Aria précédent, de J. S. Bach". Quelques idées traversent rapidement l'esprit du musicologue : la musique... c'est bien celle du Cantor de Leipzig, deux pièces en sont déjà connues – et l'écriture... elle fait penser à celle des manuscrits du maître, mais toutes ces graphies anciennes se ressemblent tant – et le nombre même de ces pièces... 14, le sceau chiffré de Bach, car, c'est bien connu, conformément à la Guematria cabalistique, A=1, B=2, C=3 et H est la huitième lettre de l'alphabet, total 14 ! Traces frêles, mais la piste va être suivie jusqu'au bout par le limier, tous ses savoirs et toute sa sensibilité en éveil, jusqu'à l'exécution publique en première mondiale à Strasbourg en 1975 de ces 14 canons.

J'en termine vite avec ce qu'on aurait tort de qualifier d'aspect anecdotique : il s'agit bien d'une grande découverte, celle de l'exemplaire personnel du compositeur des Variations Goldberg, portant des corrections et indications précieuses, celle surtout d'un manuscrit de J.S. Bach comportant 14 canons dont 12 inconnus jusqu'alors ! Comment vous en faire mesurer l'importance (j'allais écrire la portée, ce qui serait certes en situation...) ? Un rappel tout d'abord sur la structure des Canons : tous les enfants en connaissent la forme la plus simple, avec Frère Jacques ou bien Le Coq est Mort par exemple ; des voix se poursuivent à quelque distance en chantant la même mélodie, et l'harmonie produite par ces voix simultanées est plaisante pour l'oreille, à condition que le décalage soit bien respecté, sans quoi les notes se heurtent de manière discordante. Bach a utilisé bien des fois ce dispositif, avec des décalages allant de la double croche à la dizaine de mesures, avec un, deux, ou trois thèmes, avec ou sans accompagnement en contrepoint. Il a composé d'autres formes de canon encore, dans lesquelles ce n'est plus nécessairement le décalage des voix qui engendre l'harmonie, mais où lorsqu'une voix chante par exemple ces huit notes, que l'on trouve à la basse de l'air des Variations Goldberg : Sol Ré Do Si Ré Mi Fa# Sol2, l'autre chante "en crabe" les mêmes huit notes dans l'ordre inverse : Sol2 Fa# Mi Ré Si Do Ré Sol, engendrant des accords de tierces. Ou bien la deuxième voix peut chanter, également sans décalage, les notes comme lues dans un "miroir" qui renverserait les hauteurs, ce qui donnerait : Ré2 Sol La Si Sol Fa Mi Ré ... Ou bien n'importe quelle combinaison de ces procédés entre eux, ou avec d'autres employant des jeux sur les durées, une voix chantant par exemple "en augmentation" des notes de durée double, une autre "en diminution" des notes de durée moitié... L'invention des canons de Strasbourg permet de comprendre que Bach avait la volonté d'explorer de manière systématique toutes les possibilités de cette forme musicale.

Terminons en examinant ce qu'ont en commun toutes les structures canoniques, et en énumérant les questions qu'elles suggèrent. Première caractéristique : par nature, les canons peuvent s'écrire de manière extrêmement compacte, avec seulement la notation musicale du thème et des indications sur le point d'entrée des voix, ou sur le renversement éventuel de l'ordre ou des hauteurs des notes, avec une densité de formulation quasi-mathématique : simple analogie entre science et musique ? profonde parenté entre deux modalités de la création humaine ? Deuxième caractéristique : il s'agit dans tous les cas de la réutilisation de matériaux existants pour créer de la musique nouvelle. On a là comme un "plagiat par anticipation" des méthodes du groupe de l'Oulipo, qui à la suite de Raymond Queneau et de François Le Lionnais, a cherché des sources de littérature potentielle dans la littérature existante. Il est par exemple frappant que dans le cas des canons de Strasbourg, c'est une formulette (les huit notes citées ci-dessus, le "Ruggiero" des historiens de la musique), faisant partie du patrimoine commun des compositeurs de l'ère baroque, qui a servi de base.

De même, dans le cas des canons de l'Offrande Musicale, ce cadeau royal que fit Bach à Frédéric II en élaborant toute une oeuvre sur un thème du roi, Bach a utilisé un sujet dont il n'était pas le créateur : tarissement des capacités d'invention d'un compositeur sexagénaire ? pleine maturité d'un virtuose de la combinatoire musicale ? On peut y associer l'interrogation sur la restriction, surprenante de la part de ce fort en thèmes qu'était Bach, à un thème unique dans les Variations Goldberg, l'Offrande Musicale, et l'Art de la Fugue : retrécissement du champ créatif ? ascétisme volontaire relié à une vision du monde ? pleine reconnaissance du rôle créateur de la contrainte ? Troisième caractéristique : les canons, déjà délicats à reconstituer lorsqu'ils sont présentés dans leur notation compacte, peuvent être présentés en notation énigmatique, c'est à dire sans les indications nécessaires à l'exécution du morceau. Leur solution devient alors extrêmement difficile et donner lieu à d'abondantes controverses entre spécialistes, durant des siècles parfois : volonté de poser des problèmes théoriques complexes ? esprit de jeu du vieux Bach ? Cet esprit ludique s'exprime pleinement dans l'Offrande Musicale à travers le fameux acrostiche Regis Iussu Cantio Et Reliqua Canonica Arte Resoluta, qui permet de lire RICERCAR : référence au titre des deux fugues de l'oeuvre ? allusion à la recherche nécessaire pour résoudre les énigmes (Si tu cherches tu trouves, dit Bach à Frédéric le Grand, en employant certes un langage mieux adapté à Sa Très Gracieuse Majesté le Roi de Prusse : Quaerendo Invenietis...) ? indication sur la structure hautement symétrique, palindromique de l'oeuvre ? Nos canons de Strasbourg s'ouvrent sur toutes ces questions, qui valent bien mieux que des réponses fermées !


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