GENESE DU SUPREMATISME

 

 
   

 

 

La philosophie du prisme

De l'absence d'objets: (I/ 42, p. 91)
"Toutes les tendances en peinture représentent des prismes (... ) Le suprématisme est aussi un prisme à travers lequel on ne voit pas un quelconque "quoi". Dans le prisme suprématisme "le monde" est au-delà de la limite , dans son prisme, le "monde" des choses n'est pas réfracté, car elles n'existent pas, elles sont non-objectives."

Malévitch ne voit probablement pas le carré noir sur fond blanc comme nous le voyons. Là où les contrastes du noir et du blanc sont pour nous au maximum, Malévitch voit un monde incolore où la lumière elle-même, tout comme l'ombre, disparaissent. Ce monde du suprématisme est aussi une critique des "Lumières", thème particulièrement sensible en Russie, où le despotisme éclairé a provoqué un rejet. Lorsqu'il critique, dans de nombreux passages de ces textes , les donneurs de leçons et les idéologues, il est un des premiers intellectuels (nous sommes dans les années 20) à dénoncer l'endoctrinement du peuple. Chez Malévitch, la non-objectivité a indiscutablement une portée politique indiscutable:
(I/42, p. 72):
"Dans le suprématisme, la lumière disparaît complètement, comme l'obscurité, laissant cette dernière aux instructeurs idéologiques qui se sont assemblés pour embrumer et aveugler le peuple avec la lumière du savoir."

Malévitch est conscient de la réaction allergique que provoquent les oeuvres non-objectives chez les critiques (groupe que vise l'appellation "une partie de la société"). En marginalisant l'art abstrait, la critique individualise l'oeuvre, rend dis harmonieuses sa relation avec le peuple. Mais cette désaccord n'est que transitoire, car un nouveau négatif se forme, la conscience se restructure et crée de nouveaux rapports qui deviennent alors harmonieux, agréables, normaux. La société acceptera alors ces relations artistiques non-objectives, qui deviendront, par là même, objectives, et s'inscriront dans le cours normal des relations sociales:

Le refus même d'une partie de la société d'accepter les nouvelles oeuvres les place dans un ordre individuel subjectif et chaque oeuvre est non-objective, n'est pas un produit de masse , [elle est] incompréhensible, dis harmonieuse. La dysharmonie ne durera que jusqu'au moment où elle établira un nouvel ordre dans la conscience, un nouveau négatif, et alors ces relations picturales, musicales, deviendront harmoniques, compréhensibles, normales, et par conséquent acceptables pour les masses, objectives. "

Cette vision optimiste de l'art moderne amène Malévitch a désigner la non-objectivité comme le début d'une grande ère classique. Ce classicisme est lié à l'achèvement du suprématisme au travers de ses trois étapes successives: le noir pour le plan et le négatif, vecteur de la sensation, l'émergence de la couleur pure, sa libération des liens avec la représentation et la forme, et le blanc comme équivalent de l'incolore, équivalent de la non-objectivité pure. Ce classicisme a une valeur pacifique, c'est une ère de tranquillité qui s'ouvre.
Vol III p112


"L'analyse du suprématisme m'a donné l'idée que la matière colorée est peut-être incolore et prend la couleur selon les tensions variées du mouvement. La peinture comme matière colorée est arrivée à un nouvelle condition, elle a perdu toutes ses variations colorées et est devenue simplement incolore, une énergie non-objective.
Est-ce que cela n'étreint pas la signification de toutes les significations toutes les doctrines à propos du monde, et est-ce que toutes les significations du mouvement des gens vers ce monde incolore, non-objectif ne seront pas atteintes , n'est ce pas l'aube d'un nouvelle tranquillité classique?"

Teil II, p.186
"Le carré blanc est la clé pour le commencement d'une nouvelle forme classique, un nouvel esprit classique."

 

- la création du bord blanc autour du carré noir. Le même procédé du blanc venant par-dessus est particulièrement visible dans " peinture suprématiste" de 1927, Stedelijk Amsterdam), car le blanc déborde sur certaines formes.
L'ordre de peinture semble être ici: rouge, puis noir, puis blanc .
Mais Malévitch, qui est contre le "géométriquement correct", n'a cependant pas de règle absolue dans ce domaine. "Suprématisme, esquisse d'un rideau" de 1919, Stedelijk, comporte 3 éléments: une barre noire horizontale , un fond blanc, une barre rouge verticale, probablement peints dans cet ordre: noir, puis blanc, puis couleur sur le blanc.

Cependant , le fond blanc, mis en dernier, semble avoir la fonction de réguler les formes comme on peut le voir dans la composition suprématiste 1923,1925 avec barre rouge et noire du Moma, qui montre un espace assez important entre la forme rouge et le fond blanc adjacent, pour voir le fond noir de la toile apparaissant sous l'ensemble comme un cerne épais ou le petit quadrilatère noir de la collection Costakis.
Cette oeuvre est caractéristique de la conception du plan chez Malévitch. Ici le format est rectangulaire et non pas carré, un plan noir et brillant couvre un grande partie de la surface (il est difficile de connaître ses limites sous le bord blanc). Le bord blanc, avec un fort relief pictural, épouse librement à distance les bords de la toile, et c'est ce parcours qui forme, finalement, un quadrangle noir sur fond blanc. En vérité, il n'y a pas ici à proprement parler de quadrilatère, il y a seulement un tableau noir au bord duquel de la peinture blanche se promène librement. Nous rectifions avec notre oeil les lignes pour qu'elles soient relativement droites, parallèles et orthogonales, mais en réalité, elles ne sont que des bords incertains et des limites pas du tout droites. C'est de la peinture.

La raison pour laquelle Malévitch apporte un correctif à l'observation objective mérite d'être examinée. Le bord blanc, qui de toute évidence, est peint après les formes géométriques et n'est pas le fond de la peinture, n'est pas pour Malévitch un fond encadrant la forme :
Vol IV, le suprématisme. Probablement avril-mai 1927, devait être publié dans les Bauahus Bücher.

"Le carré encadré de blanc a été la première forme de sensation non-objective, le fond blanc n'est pas un fond encadrant le carré noir, mais seulement la sensation du désert, de la non-existence, dans laquelle la forme carrée apparaît comme le premier élément non-objectif de sensation."

C'est l'expression "sensation de désert" qui doit nous guider pour analyser cette contradiction apparente. C'est en 1913 à Moscou que Malévitch situe l'origine du suprématisme, nous avons cependant vu que beaucoup d'évènements se déroulent alors à précisément à Kountsevo, dans la banlieue de Moscou. En 1930, au dos de la toile "Pressentiment complexe", Malévitch écrit:
Marcadé, Flammarion 1990, pp. 246-247.
PRESSENTIMENT COMPLEXE (Torse à la chemise jaune), vers 1930, huile sur toile, 99X79 cm, anc. Musée Russe, Léningrad.
"Au dos est écrit: "La composition s'est faite à partir d'éléments, de la sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie 1913, Kountsevo."

La "sensation de désert" du carré noir sur fond blanc est-elle la même que la "sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie de 1913"?

Le blanc lui-même devint par la suite le symbole du désert, cher à Malévitch.
Dans sa discussion avec Pevsner, en 1919 environ, Pevsner critique le suprématisme:
(Aujourd'hu i N°15, déc 1957, in Miroir suprématiste, pp191-192)
"Dans tes discussions et dans ta profession de foi suprématiste, tu veux simplifier l'art, faciliter la tâche de chaque artiste avec ton carré, et surtout, tu cherches à lui procurer le moyen de peindre! Tu veux donc enfermer dans un carré toute la peinture! (...)
... pour moi tu seras toujours un créateur et non un théoricien."

Ce jugement (pourtant amical) de Pevsner, provoqua une réaction très vive de Malévitch, que Pevsner rapporte ainsi:
"Je ne pourrais jamais oublier cette scène. Malévitch, blême,me répondit en quelques mots brefs et persuasifs: "Je sens autour de moi le désert. Perdu, je n'ai trouvé qu'une route vers le salut. C'est ce que tu vois et admires ici: ce carré blanc sur fond blanc. Ce sont mes oeuvres les plus récentes, mon idéal."
Je compris alors que ce qu'il disait là était une vérité jaillie du plus profond de son coeur."

 

D'abord, il faut remarquer à quel point l'évocation que la peinture puisse être enfermée dans un carré trouble Malévitch. La révélation qu'une peinture est réellement enfermée sous le carré noir sur fond blanc et que Malévitch ne l'a jamais mentionné, fait mieux comprendre l'embarras dans lequel se trouve Malévitch.
Une autre précision est intéressante dans ce témoignage: le désert est pour Malévitch ce qui l'entoure. Ainsi, il faut comprendre sa précision de 1927:

"le fond blanc n'est pas un fond encadrant le carré noir, mais seulement la sensation du désert"

de la manière suivante:
Ce n'est pas l'aspect formel qui est important, mais la sensation. C'est elle qui en dernier ressort guide l'analyse.
C'est ainsi que:
"Je sens autour de moi le désert. "
est ce qui préside à l'acte de poser le fond blanc autour, et non pas dessous.

 

A propos de "Tableau avec bordure blanche", Kandinsky écrit en mai 1913 (regards,pp. 139-140) :
"J'ai commencé à dissoudre les évènements (couleurs et formes) dans le coin inférieur droit. (...) Je mis très longtemps à faire cette bordure blanche. (...) C'est donc seulement au bout de cinq mois environ, alors que j'étais assis au crépuscule devant ma deuxième grande esquisse, que je vis soudain avec une parfaite clarté ce qui me manquait encore... C'était la bordure blanche. (...) Cette bordure blanche, je l'ai faite avec fantaisie, telle qu'elle me venait spontanément à l'esprit (...) Cette bordure blanche ayant été la clef du tableau, c'est le titre que j'ai donné à l'ensemble du tableau."

Pour Kandinsky, la bordure garde son statut de bord et ne devient pas un fond entourant. Abîme au début, elle devient vague blanche, forme qui serpente,lac, puis résurgence sous forme de blanches dentelures.
On ne retrouve pas ce côté organique chez Malévitch, mais dans les deux cas, le bord blanc est posé après la peinture du tableau et n'est pas un fond.
On notera également chez Kandinsky l'apport perceptif de la lumière rasante de la tombée du jour dont nous verrons l'importance dans l'expérience picturale des deux artistes.


Malévitch fait cet aveu dans ses autobiographies:
Mnam p. 154:
"J'ai toujours considéré le soleil comme quelque chose de grand et de plus beau qu'une sirène. J'aimais davantage la chaleur de ses rayons que la touffeur fétide de l'usine.

Celui qui vibra pour la "Victoire sur le soleil", renoua dans sa propre expérience artistique avec ses premières amours: le soleil. La contradiction entre ses amitiés artistiques dans le mouvement futuriste et son inspiration artistique, profondément marquée par l'environnement naturel, est certainement la source d'un conflit intérieur profond qui nous masque l'origine du suprématisme.
L'expérience d'un rayon de lumière perçant à travers la fenêtre apparaît plusieurs fois dans les écrits de Malévitch:
- dans une lettre de Kountsevo, du 25 mai 1913 à Matiouchine
- dans une lettre de Kountsevo, du 3 juillet 1913 à Matiouchine
- dans le chapitre I/41 de "la philosophie du kaléidoscope".

On les trouve dans l'ordre chronologique, associées à d'autres citations tournant autour de l'expérience-clé de 1913 à Kountsevo, la dernière mention est plus éloignée:

25 mai 1913 Kountsevo Lettre à Matiouchine, "Ah, si j'avais un tant soit peu d'argent! Ne serait-ce que pour vous inviter chez moi! Je vis comme une taupe!) Bien qu'une petite fenêtre dans ma chambre laisse passer la lumière supérieure...)"
Archives / Galerie Tretiakov

Valabrègue/Duvallet
3 juillet 1913 Kountsevo Lettre à Matiouchine, "La lumière pénètre mon atelier par en-haut, c'est à dire le soleil d'une manière où d'une autre (on ne sait comment), arrive à passer ses rayons dans ma petite fenêtre et à éclairer tout une archine carrée de la peinture."
Selon T. Andersen: M. répète le contenu d'une lettre précédente apparemment perdue. Dans un post-scriptum il ajoute: "Khroutchonyk a t'il reçu mes derniers dessins?"
Galerie Tretiakov, Moscou.
Section des manuscrits, 25/9, 1.11-12 Andersen Vol.IV, p. 204.
1913 Kountsevo Tableau Titre: Station sans arrêt, Kountsevo.
Cette huile sur bois fait partie d'uen trilogie avec "vache et violon" et "coffret -poudrier".
Au centre d'une construction sombre de style alogique intégrant des éléments d'escaliers, se détachent un plan fuyant rose et un grand point d'interrogation blanc. Galerie Tretiakov, Moscou.
1er novembre 1913 Moscou Lettre à Shkol'nik Si seulement vous saviez comment c'est triste dans ma chambre sans les peintures. C'est comme si j'avais enterré quelqu'un. Archives, Fond 121, N°41
Musée Russe, St Pétersbourg
Andersen
Vol IV, p.206
21 février 1914 Moscou? Lettre à Olga Rozanova "Je vous enverrai deux petites peintures, l'une d'une archine carrée".
(Village le matin après la neige, 1912; Les deux peintures n'ont jamais été rendues à M.)
Archives, Musée Russe, St Pétersbourg
Andersen
Vol IV, p.208
1915
(1913 selon Von Riesen) - Manuscrit L'artiste
Qu'est ce que la création? L'artiste voit le monde d'une manière différente, cette vision lui appartient à lui seul, car ce qu'il a vu n'est pas semblable à la vision des autres.
Coll Von Riesen, Stedelijk Andersen
Vol IV, p.11
23 juin 1916 Kountsevo Lettre à Matiouchine, "De sombres nuages s'avancent à nouveau vers ma fenêtre, mais j'emploie tous mes efforts à travailler, à la lumière de mes propres yeux, à notre tâche commune. Je ne suis pas sombre parce que je pars à la guerre, qu'il me faudra amender une archine carrée de terre (...) combien faudra t'il d'années pour revoir la vie qui était dans les champs de l'art avant la guerre .
Maison Pouchkine, fonds 656 Kovtoune
Colloque Mnam, p.186
1922-25 Petrograd Manuscrit
"Philosophie du kaléidoscope" "La fenêtre de mon atelier me tint lieu de cette fente à travers laquelle je cherchais une réponse. La surface picturale de la toile a reflété cette réponse. Je découvris que des paysages consistant en d'innombrables multiplicités de différences en forme, couleur et lumière me montraient seulement que leur essence était créée en-dehors des lois esthétiques, en-dehors de la pensée et de la nécessité."
Coll Von Riesen, Stedelijk Andersen, Vol.III., I/41. p.14.
1922-25 Petrograd Manuscrit
"Philosophie du kaléidoscope" "Il est possible que notre oeil soit cette fente à travers laquelle nous voyons la nature comme une simple substance en rotation ou cellule qui, lorsqu'elle est reflétée dans notre oeil , évoque une multitude de phénomènes dont l'authenticité ne peut être perçue : où est l'authenticité et où est la réflexion ?
Coll Von Riesen, Stedelijk Andersen, Vol.III., I/41. p.19
1922-25 Petrograd Manuscrit
"Non-objectivité" "Mon attention a été attirée par les résultats de l'étude de la nature et de la physique dans lesquels l'arc en ciel coloré se découpe avec des contours particulièrement vifs sur un fond de nuages sombres. Ceci a entraîné en moi toute une série de pensées, et le résultat de mes méditations a été mis en forme de graphique du mouvement de la couleur à travers les centres de la culture humaine.
Archives privées /ex URSS Andersen Vol.III., I/42 p.97

années 20 Leningrad De I / 42 . Notes Autobiographiques Et si j'avais à me soumettre, alors dans mon lit, qui était près de la fenêtre, j'écartais largement le rideau et je continuais à regarder dans l'espace. J'aimais aussi les rayons de lune dans ma chambre avec la fenêtre reflétée sur le sol, le lit, les murs, et maintenant, beaucoup d'années ont passé mais ces phénomènes se sont fixés dans ma mémoire à ce jour.
Archives privées /ex URSS Andersen Vol II, p.147
avril-mai 1927 Leningrad Manuscrit "Le suprématisme" Le carré encadré de blanc a été la première forme de sensation non-objective, le fond blanc n'est pas un fond encadrant le carré noir, mais seulement la sensation du désert, de la non-existence, dans laquelle la forme carrée apparaît comme le premier élément non-objectif de sensation
Coll Von Riesen, Stedelijk Andersen Vol IV, p.146
1930 Leningrad Inscription au dos d'un tableau PRESSENTIMENT COMPLEXE (Torse à la chemise jaune).
Au dos est écrit: "La composition s'est faite à partir d'éléments, de la sensation de vide, de solitude et d'absence d'issue dans la vie 1913, Kountsevo."
anc. Musée Russe,
St Pétersbourg Marcadé, Flammarion 1990, pp. 246-247.
1930-1933 Leningrad Manuscrit "Autobiographie" "Le fiancé et ses garçons portaient des toques de mouton gris, des pantalons bouffant bleu ciel, qui nécéssitaient pas moins de seiz archines d'étoffe"

Reprenons la première citation pour mieux la comparer aux deux suivantes:
Archives / Galerie Tretiakov,
25 mai 1913, Kountsevo
"Ah, si j'avais un tant soit peu d'argent! Ne serait-ce que pour vous inviter chez moi! Je vis comme une taupe! Bien qu'une petite fenêtre dans ma chambre laisse passer la lumière supérieure..."

Vol.IV, p. 204.
3 juillet 1913, Kountsevo
"La lumière pénètre mon atelier par en-haut, c'est à dire le soleil d'une manière où d'une autre (on ne sait comment), arrive à passer ses rayons dans ma petite fenêtre et à éclairer tout une archine carrée de la peinture."

 

Vol.III., p.14.
"La fenêtre de mon atelier me tint lieu de cette fente à travers laquelle je cherchais une réponse. La surface picturale de la toile a reflété cette réponse. Je découvris que des paysages consistant en d'innombrables multiplicités de différences en forme, couleur et lumière me montraient seulement que leur essence était créée en-dehors des lois esthétiques, en-dehors de la pensée et de la nécessité."

La fenêtre est un des éléments primordiaux dans l'expérience fondatrice du suprématisme comme le montre le rapprochement de ces deux citations concernant des éléments éloignés de la vie de Malévitch:

Une scène nocturne de son enfance:

De I / 42 . Notes Autobiographiques. Vol II,
Et si j'avais à me soumettre, alors dans mon lit, qui était près de la fenêtre, j'écartais largement le rideau et je continuais à regarder dans l'espace. J'aimais aussi les rayons de lune dans ma chambre avec la fenêtre reflétée sur le sol, le lit, les murs, et maintenant, beaucoup d'années ont passé mais ces phénomènes se sont fixés dans ma mémoire à ce jour.

 

On notera que dans ce souvenir, la fenêtre se reflète sur les objets. Or une fenêtre reflétée donne un plan de forme quadrangulaire. Cela pourrait expliquer pourquoi Malévitch décrira son expérience de Kountsevo en parlant d'un éclairage de forme carrée :

"La lumière pénètre mon atelier par au-dessus, c'est à dire le soleil d'une manière où d'une autre (on ne sait comment), arrive à passer ses rayons dans ma petite fenêtre et à éclairer tout un archine carré de la peinture."

Dans son souvenir d'enfance, Malévitch montre le sol, le lit et les murs reflétant la fenêtre au clair de lune. A Kountsevo, c'est la surface picturale qui reflète la lumière du soleil.

Vol.III., p.14.
" La surface picturale de la toile a reflété cette réponse. "

La fenêtre est interprétée comme une fente à travers laquelle se révèle la véritable nature des phénomènes, comme le prisme dévoile la vraie nature de la lumière en la décomposant:

Vol.III., p.14.
"La fenêtre de mon atelier me tint lieu de cette fente à travers laquelle je cherchais une réponse. (...) Je découvris que des paysages consistant en d'innombrables multiplicités de différences en forme, couleur et lumière me montraient seulement que leur essence était créée en-dehors des lois esthétiques, en-dehors de la pensée et de la nécessité."

L'expérience de la fenêtre est reliée à celle de la diffraction comme le montre ce passage d'une expérience tout à fait similaire dans le milieu naturel cette fois-ci:
I/42 p.97
"Mon attention a été attirée par les résultats de l'étude de la nature et de la physique dans lesquels l'arc en ciel coloré se découpe avec des contours particulièrement vifs sur un fond de nuages sombres. Ceci a entraîné en moi toute une série de pensées, et le résultat de mes méditations a été mis en forme de graphique du mouvement de la couleur à travers les centres de la culture humaine.
Je soutins que si une goutte d'eau était indicative de la condition d'un phénomène nouveau, réel, alors pourquoi chaque centre ne pourrait-il pas être une telle circonstance, puisque vraisemblablement, toute réalité des variations différentes sont des résultats sans fin de circonstances créées à travers lesquelles les phénomènes sont mutuellement réfractés."
Ainsi, si une goutte d'eau a créé une circonstance dans laquelle la lumière a éclaté en couleurs, alors il est possible que chaque fleur soit aussi une circonstance dans laquelle la matière couleur a été réfactée. "

I/42 p.99
"La goutte d'eau mentionnée ci-dessus qui m'a servi de circonstance pour la désintégration de la lumière en couleur, a porté mon attention vers les fleurs comme une nouvelle circonstance d'état de la couleur et de la perception.

L'idée de réfraction, de division est maintes fois reprise. L' unité se désintègre à travers un centre et produit de l'autre côté des formes etdes couleurs. Comme la lumière se divise à travers la goutte d'eau dans les couleurs de l'arc en ciel , ainsi la matière se divise dans notre oeil pour créer des fleurs, des paysages, etc....
Lorsqu'elle est reflétée par la surface picturale, la lumière révèle comme de simples graphes forme, couleur et lumière auxquels nous attribuons habituellement des qualités d'objets et une essence esthétique.
La vision fortuite d'une fenêtre reflétrée sur une toile, croisée avec d'autres expériences similaires, a probalement été l'occasion pour Malévitch de clarifier l'essence de la peinture.Mais c'est une vision rare, unique, différente:
Vol IV, 1915, L'artiste, p.11
"Qu'est ce que la création? L'artiste voit le monde d'une manière différente, cette vision lui appartient à lui seul, car ce qu'il a vu n'est pas semblable à la vision des autres."

Par cette opération de la lumière rasante, la peinture perd le côté nacré de sa surface qui soutient la représentation. La multiplicité de ses couleurs et ses lignes appartiennent exclusivement à la peinture et plus à la représentation.
La surface picturale apparaît dans sa nudité plastique. La représentation (le sens) ne faisait que la couvrir comme un habit.
C'est ce qui fera dire à Malévitch, que la représentation, ce sont les noms:
Vol II, p. 110
"En quoi consiste la peinture? (...) Beaucoup de peintres tentent d'atteindre l'illusion complète et de lier entr'eux (les matériaux) d'une manière picturale. Il faut attirer l'attention sur le fait que la surface picturale de la toile bi-dimensionnelle représente toute une série de variations, en réalité toutes les variations consistent en fait en une seule et même matière colorée, qui dans différentes parties de la peinture sont des nuages, de l'eau, une maison, un arbre. Toute la surface consiste en ces noms, et où il y a des noms, ce sont des noms picturaux

 

La perception de la surface picturale uniquement, est antinomique avec celle du nom, de la représentation:
Vol I, 1919, p.98
"Qui perçoit la peinture , voit l'objet à un degré moindre; et qui voit l'objet, perçoit moins ce qui est pictural;"

Cette autre aspect de la surface est ressentie par Malévitch comme une face contradictoire à celle de la représentation. Mais l'une et l'autre sont inhérentes à la peinture et ont la même valeur de réalité:

La face de l'essence cachée des sensations peut complètement contredire la représentation, particulièrement quand la première est entièrement privée de lignes, sans une seule image, non-objective. C'est pourquoi le carré Suprématiste est apparu à l'époque, nu; la coquille est tombée, tout comme l'image, peinte en modulations nacrées multicolores.

 

Malévitch reprend ultérieurement l'exemple de la fente pour la transposer de la fenêtre à l'oeil et abandonne le prisme pour le kaléidoscope:

De: I/42, Notes autobiographiques, 1923,25, p.19:
"Il est possible que notre oeil soit cette fente à travers laquelle nous voyons la nature comme une simple substance en rotation ou cellule qui, lorsqu'elle est reflétée dans notre oeil , évoque une multitude de phénomènes dont l'authenticité ne peut être perçue : où est l'authenticité et où est la réflexion ?

Une archine carrée

Cette ancienne mesure turque (71,12 cm) encore utilisée en Russie au début du siècle apparaît plusieurs fois dans les écrits de Malévitch, notamment dans des lettres de Kountsevo. Une fois en 1913 pour évoquer l'expérience d'un carré de lumière sur une de ses toiles, une autre fois en 1916 pour évoquer son départ à la guerre.

Vol.IV, p. 204.
3 juillet 1913, Kountsevo
"La lumière pénètre mon atelier par au-dessus, c'est à dire le soleil d'une manière où d'une autre (on ne sait comment), arrive à passer ses rayons dans ma petite fenêtre et à éclairer tout une archine carrée de la peinture.

Colloque Mnam, p.186:
23 juin 1916, Kountsevo
"De sombres nuages s'avancent à nouveau vers ma fenêtre, mais j'emploie tous mes efforts à travailler, à la lumière de mes propres yeux, à notre tâche commune. Je ne suis pas sombre parce que je pars à la guerre, qu'il me faudra amender une archine carrée de terre (...) combien faudra t'il d'années pour revoir la vie qui était dans les champs de l'art avant la guerre .

Malévitch utilise également l'archine pour parler d'une mesure de tissu ou d'un format de peinture:

Dans son autobiographie, (Mnam, p. 156), il évoque les moeurs paysannes et la beauté des costumes:
"Le fiancé et ses garçons portaient des toques de mouton gris, des pantalons bouffants bleu ciel, qui nécessitaient pas moins de seize archines d'étoffe"

Dans une lettre a Olga Rozanova, à propos d'une participation au Salon des Indépendants, Malévitch écrit:

Vol IV, 21 février 1914
"Je vous enverrai deux petites peintures, l'une d'une archine carrée".

Selon T. Andersen, il s'agit de "Matin au village après la neige" (1912), et "Samovar". Aucune des deux peintures n'auraient été rendues à Malévitch. Cependant, on aperçoit "Matin au village après la neige" sur une photo d'un accrochage de la 16ème exposition d'Etat à Moscou: " K.S. Malevich: son parcours de l'impressionisme au suprématisme", 1919-1920. (Armand Hammer, p. 176).

 

Nous savons que Malévitch ressentait durement la perte d'un tableau, fut-ce pour une vente.
Le 1er novembre 1913, Malévitch écrit à son marchand de tableaux, S. Shkolnik, à propos de l'exposition de "l'Union de la Jeunesse":
"Si seulement vous saviez combien c'est triste dans ma chambre sans les tableaux. C'est comme si j'avais enterré quelqu'un."

Dans sa peinture suprématiste, le fait de recouvrir du carré noir une composition achevée est une certaine façon de "l'enterrer". Malévitch n'a jamais eu l'intention de la "déterrer" car il n'y a jamais fait allusion.
Concernant le format, "deux petites peintures, l'une d'une archine carrée", il n'existe pas de semble-t'il, de formats de toile carrés à la dimension standard de l'archine 71, 12 X 71,12cm. Lorsque Malévitch parle d'archine carrée pour les tableaux, il s'agit plutôt d'un format de 80 X 80 environ.
"Matin au village après la neige", fait 80 X 79,5 cm, "Femme aux seaux, décomposition dynamique", 80,3 X 80,3 cm.
"Le carré noir sur fond blanc" de 1915 , fait 79 X 79 cm.

Une peinture éclairée par une archine carrée de lumière, dessine à l'intérieur de cette peinture (supposée au format carré), un second carré. C'est ce carré intérieur, qui dissout la forme, que Malévitch représente, d'abord en noir, puis en rouge (un plan nettement fuyant sur ce tableau. L'angle du coin supérieur droit est un peu refermé), puis en blanc (La carré est oblique).
Il a probablement dû décomposer en plusieurs oeuvres la sensation d'un même phénomène.

 

 

 

 
 

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