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Gilles
Cantagrel : Mozart la grâce
Propos recueillis
par Edith
Walter
Mozart est
fêté en cette année d’anniversaire, comme sans doute
aucun compositeur ne l’a jamais été. Quelles sont les
raisons, à votre avis, de cette reconnaissance?
Mozart
est le « produit culturel » qui se vend le mieux sur l’ensemble
de la planète.
Beaucoup plus que tout autre musicien, et plus que Michel-Ange, Monet ou Victor
Hugo. Les marchands ne se font pas faute d’en profiter, c’est
leur métier. Les raisons de cet engouement, depuis deux siècles,
sont très mystérieuses.
La musique de Mozart est porteuse d’une grâce, je dirais même
d’une spiritualité, qui touche tout être humain. Que l’on
soit ou non croyant ne fait rien à l’affaire. Malgré le
ridicule de ces termes, il y a quelque chose de « divin », de
« surnaturel » (en même temps que de si profondément
incarné) dans la perfection de cette harmonie, dans l’apparente
simplicité de ces mélodies.
Mozart aurait-il été le truchement d’un certain ordre
de la création, qui nous échappe ? Comment se fait-il qu’à
faire entendre sa musique, on puisse traiter des autistes ?
Je ne connais pas la réponse. La musique de Mozart entretient l’illusion
phantasmatique d’un monde idéal, celui d’un XVIIIe siècle
finissant qui serait paré de tous les charmes d’une vie facile,
charmante et élégante. Ce qui est évidemment tout le
contraire. Ce qui est certain, c’est qu’à qui sait entendre
– et c’est peut-être là une explication possible
–, les personnages des ouvrages lyriques de Mozart sont nos contemporains,
comme ils l’ont toujours été, et comme ils se chargent
au fil du temps d’un vécu qui les projettent dans une dimension
mythique. Cette musique, cette dramaturgie d’un passé révolu
vivent dans le présent. Le Comte ou Leporello sont une part de moi-même.
« Fiordiligi, c’est moi ! », pour paraphraser Flaubert.
C’est pourquoi les présentations scéniques qui, sous prétexte
de faire mieux « comprendre » ou de mieux « décrypter
» la signification profonde des ouvrages de Mozart, les rabaissent à
la trivialité d’un quotidien contemporain, ne peuvent être
que réductrices, en en occultant l’essence même. Le génie
de Mozart, et c’est ce que cette commémoration devrait nous apprendre,
est précisément de se situer au-dessus de toute époque,
dans une atemporalité en même temps qu’une contemporanéité
– un absolu, tout simplement – qui en font un créateur
universel.
Pensez-vous
que l’on a aujourd’hui une connaissance plus vraie de Mozart et
de l’influence de sa vie sur son œuvre ?
Sous l’impulsion de la recherche musicologique, on assiste en effet
depuis un demi-siècle à une remise en question radicale de l’exécution
et de l’interprétation, toutes époques et tous genres
confondus. J’ai entendu, en 1983, Pierre Boulez déclarer qu’il
fallait jouer Varèse avec les instruments pour lesquels il avait conçu
ses œuvres, et telles qu’il les avait voulues, ce qui me paraît
une évidence que l’on peut étendre à tous les domaines
de l’interprétation et à tous les répertoires,
du plain-chant jusqu’à nos jours. Le temps n’est plus où
face à une partition, un exécutant n’avait à se
fier qu’à sa seule sensibilité, à sa seule intuition,
comme on l’enseignait alors dans les conservatoires. L’organologie,
la paléographie, la connaissance des modes de jeu, de l’histoire
et de l’esthétique de la musique, entre autres, pour ne rien
dire de l’ensemble des sciences humaines, ont apporté des éclairages
neufs sur les œuvres et modifié leur approche, de pair avec un
respect souvent plus grand des textes. On assiste d’ailleurs à
un phénomène exactement comparable dans l’histoire de
l’art et la muséographie. On est en mesure de jouer Mozart avec
plus de rigueur qu’on ne le faisait il y a un siècle –
ce qui ne veut pas dire qu’on le joue « mieux ». S’il
y a évolution, il n’y a heureusement aucune vérité
en art, pas plus qu’il n’y a de progrès. Le concept d’authenticité
n’est qu’un sophisme. Toute interprétation est une appropriation,
visant à restituer une pensée dans notre époque. S’il
y a vérité, c’est celle d’un instant. Hic et
nunc. Il est très frappant d’écouter des enregistrements
datant de vingt, trente ou quarante ans à la lumière des souvenirs
que l’on peut en avoir et des commentaires qu’ils ont alors suscités,
des plumes les plus autorisées. Les mentalités et le goût
collectif évoluent, et c’est bien ainsi.
Le génie de Mozart aura-t-il pu s’exprimer entièrement
dans une vie si courte?
Je pense que la question ne se pose pas, en tout cas pas pour Mozart. De certains créateurs, on peut dire que si une cause contingente, un accident, par exemple, n’avait pas brutalement brisé le cours de leur vie, nous aurions connu d’autres chefs-d’œuvre, et la face du monde en eût peut-être été changée. Si Evariste Galois n’avait pas été tué en duel à vingt ans, on peut en effet penser que la pensée mathématique aurait progressé autrement. Ce qui n’est même pas certain, a priori. Mais Mozart ? Les derniers chefs-d’œuvre me donnent à sentir qu’une trajectoire artistique, humaine, spirituelle se boucle, alors même, d’ailleurs, que s’achève un siècle, une époque. Voyez comment, après avoir approfondi son analyse de la condition humaine, d’opéra en opéra, il sort de ce long voyage au bout de la nuit de l’âme avec La Flûte enchantée, en recouronnant une certaine idée de l’homme, son idée de l’homme. Que Mozart ait vécu aussi longtemps que Verdi, et qu’il ait comme lui composé jusqu’à quatre-vingts ans… qu’aurait-il écrit en 1836, une fois enterrés Weber, Beethoven et Schubert ? Je ne veux même pas l’imaginer.
Si vous deviez renoncer à toute l’œuvre de Mozart, à
l’exception d’une seule, laquelle choisiriez-vous ?
Mozart est présent avec sa profondeur et sa grâce dans tous ses grands chefs-d’œuvre. Comment préférer le Quintette à cordes en sol mineur à Cosí fan tutte, Les Noces de Figaro à la Symphonie Jupiter ou au Concerto en ré mineur? Je me demande si je ne préfèrerais pas emporter seulement mon rêve de Mozart, ce que sa musique a changé en moi, tout ce qu’il m’a donné comme il donne à chacun d’entre nous… Aujourd’hui, je répondrais La Flûte enchantée, mais demain Don Giovanni ou le Concerto pour clarinette…
A propos de la mise en scène de Haneke, Gérard Mortier
dit : « En 2006 un directeur de théâtre ne peut manquer
de s’interroger sur l’expression de la force métaphysique
de Don Giovanni dans un monde où Dieu est mort. » Peut-on croire
à l’absence de Dieu dans l’œuvre de Mozart?
Quoi qu’on veuille, on ne peut empêcher que Mozart ait été un être profondément croyant. Je vais même jusqu’à penser que son engagement dans la Franc-Maçonnerie (qui à Vienne ne tombait pas alors sous le coup d’interdictions papales), a été pour lui un moyen de mettre en pratique ses idéaux spirituels chrétiens, mieux que dans le cadre d’une Eglise institutionnalisée. Pour Mozart, l’homme est une créature de Dieu, c’est lui-même qui le dit, et c’est pour lui une intime conviction. Dans Don Giovanni, ouvrage métaphysique par excellence sous le couvert de ce qu’il y a de plus physique, et avec l’aide de son génial librettiste, Mozart pose des questions essentielles sur la condition humaine, comme le fera Nietzsche un siècle plus tard, sur le Bien et le Mal, sur le temps et le non-temps, sur Dieu ou non. A chaque auditeur, à chaque époque d’y trouver ses réponses.
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