> Les mousquetaires à l'Archipel
par
Didier Van Moere

Marc Vignal - Marcel Marnat - Guy Erismann

On les appelle les trois mousquetaires de la PMI. Toujours prêts à dégainer pour défendre la cause de la musique, débusquer les erreurs, bousculer les idées reçues.
Marc Vignal, c’est Mozart, Haydn, Beethoven, Mahler, Sibelius.
Marcel Marnat, c’est Haydn, Moussorgski, Puccini, Ravel, Stravinski.
Guy Erismann, c’est toute la musique tchèque.
Le samedi 13 mai, à l’Archipel, à Paris, avant que le pianiste compositeur Stéphane Blet, également membre de la PMI, joue la Fantaisie en ré mineur. Nos mousquetaires ont ramené un peu de sagesse dans la folie de l'année Mozart. Car les idées reçues, loin de disparaître, reprennent parfois vigueur. S’il avait la grâce, Mozart n’était pas un ange, encore moins un artiste maltraité et maudit, mais un homme comme les autres… qui a bien pu mériter le fameux coup de pied administré par l’intendant de son maître Colloredo. Son père, dont on dit parfois tant de mal, a été pour lui une chance que n’a pas eue Haydn, qui a dû tout conquérir de haute lutte : l’un est né musicien, l’autre l’est devenu. Si Mozart reste aujourd’hui plus célèbre que Haydn, c’est grâce à ses opéras, en particulier ce Don Giovanni dont le romantisme a faussé le message. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que son génie dramatique ne se manifeste pas tout autant dans ses œuvres instrumentales. De même, son adhésion à la franc-maçonnerie ne se limite pas à aux œuvres s’en réclamant explicitement. Quant au Requiem, il serait ridicule d’y voir une anticipation de sa propre fin. Nos mousquetaires nous le disent : il faut revoir notre Mozart.


- Guy Erismann : L’enfant prodige, la brièveté de la vie, Mozart et Salieri, la mort prématurée, le Requiem mystérieux, le divin Mozart…
- Marcel Marnat : Ce qui m’intéresse, dans Mozart, ce sont deux problèmes, au dix-neuvième et au vingtième siècles. Au dix-neuvième, c’est Cosi fan tutte : il était proscrit. Au vingtième, c’est Amadeus de Milos Forman. Dans les deux cas, Mozart va à l’encontre des idées reçues. Dans Cosi, il y a cette partie carrée, qui bouleverse le fondement de la culture européenne : la famille. Beethoven et Wagner détestent Cosi. Pas la musique, le livret. Que ce soit la plus belle des musique leur importe peu, il y a la vertu qui s’interpose. Ensuite, Amadeus. Certes, Salieri n’est pas mort fou et il y a des erreurs historiques. Mais le personnage de Mozart est enfin plausible, il dit des gros mots, lutine les bonniches sous la table. Le divin Mozart était aussi un homme. C’est un homme qui a composé ce que nous connaissons. Amadeus est le premier grand film sur la grâce et la création. Salieri fait du bon travail, mais il lui manque la grâce.
- Marc Vignal : J’ai d’abord préféré La Flûte enchantée, ensuite Cosi, maintenant Don Giovanni. Si aujourd’hui personne n’ose dire du mal de Mozart, ça n’a pas toujours été ainsi. Le dix-neuvième a fait l’impasse sur Cosi, sur La Clémence de Titus. On ne la fait plus aujourd’hui. Je me souviens d’une phrase du musicologue suisse Emmanuel Buenzod : les Concertos pour piano de Mozart, c’est bien, mais moins bien que ceux de Beethoven.
- Marcel Marnat : Buenzod était un très grand musicologue, mais on ne peut pas comparer les Concertos de Mozart et ceux de Beethoven. Ce n’est ni la même époque, ni la même esthétique, ni la même destination.
- Marc Vignal : On disait les Concertos de Beethoven meilleurs parce qu’ils étaient plus tardifs. Le plus tard était synonyme de mieux. La Messe en si de Bach contient des morceaux ayant trente ans de différence d’âge et ça fonctionne très bien, parce qu’à l’époque baroque cela n’a pas d’importance. Après la chronologie prend de l’importance : ce qui est postérieur est meilleur. On a une autre idée aujourd’hui.
- Marcel Marnat : Tu as raison. L’homme à abattre, c’est le romantisme. L’idée selon laquelle plus c’est tardif mieux c’est, plus on a de l’expérience plus on est bon, est une idée totalement fausse. Cette conception romantique du progrès en art est absurde et on a beaucoup de mal à s’en débarrasser.
- Marc Vignal : Mozart et Beethoven faisaient chaque fois autre chose, mais ce n’était pas forcément un progrès.
- Marcel Marnat : Il n’empêche que ça doit encore traîner dans des bouquins écrits cette année.
- Marc Vignal : On a dit ainsi que Beethoven était supérieur à Haydn.

« Il ne faut pas comparer Haydn et Mozart du point de vue de la musique, mais du point de vue de la tradition musicale occidentale. »

- Guy Erismann : Justement, parlons de Haydn et de Mozart.
- Marcel Marnat : Mozart naît dans un milieu musicien, presque dans une cour. En tant que fils de Leopold, il ne peut pas faire autre chose que de la musique. Il est formaté. Haydn est le fils d’un charron, il naît dans une campagne boueuse. Par son seul génie, il grimpe, il se retrouve à la cour de Georges III à Londres. Il crée une œuvre gigantesque. Tout le dix-huitième siècle est là. Mozart est accepté d’emblée. Pour Haydn, tout est conquête. C’est plus fascinant pour moi que le côté brillante carrière de Mozart. Il ne faut pas les comparer du point de vue de la musique, mais du point de vue de la tradition musicale occidentale. Haydn est un personnage nouveau, un self made man du dix-huitième.
- Marc Vignal : Mais sa renommée internationale, à l’époque, était bien plus grande.
- Marcel Marnat : Parce que l’époque était intelligente. Tiens, une anecdote. Haydn était à la cour des Esterhazy, on venait à Esterhaza pour le voir, pas vraiment pour voir Nicolas, qui était un peu jaloux. Il savait que Haydn détestait les rognons. Chaque fois que des gens venaient voir Haydn le génie, le prince leur faisait servir des rognons. Haydn a mangé des rognons toute sa vie. C’est sûrement un peu légendaire, mais très symbolique. Nicolas l’admirait et le jalousait.
- Marc Vignal : Actuellement, on a tendance à critiquer les contemporains qui n’ont pas reconnu le génie de Mozart. On dit par exemple que les Français n’ont pas accueilli Mozart en 1778. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Le milieu salzbourgeois était très bien pour l’éclosion du génie de Mozart, beaucoup moins pour la diffusion de sa musique.
- Marcel Marnat : Elle n’avait pas à être diffusée, elle était faite pour la cour.
- Marc Vignal : Celle de Haydn aussi !
- Marcel Marnat : Oui, mais on venait le voir de partout !
- Marc Vignal : Certes, mais quand Mozart arrive à Paris en 1778, il l’a quitté quatorze ans auparavant. Entre ces deux dates, pas une note de lui n’y a été entendue. Il a été en Italie trois fois, avec son père. C’était très important pour sa formation, à cause de l’opéra notamment. Ça n’a rien fait pour sa renommée. Haydn est né dans un trou, mais il est venu à Vienne, où il s’est retrouvé un parmi d’autres compositeurs – Albrechtsberger, Dittersdorf – qui étaient viennois et ont écrit les premiers spécimens de musique instrumentale nouvelle : quatuors à cordes, symphonies. On voulait cette musique. Haydn faisait partie d’un groupe : même s’il était supérieur aux autres, il composait la musique que tout le monde attendait. Cela explique qu’il soit devenu célèbre sans bouger. A Salzbourg les choses se passaient autrement. Mozart a beaucoup bougé, mais ça n’a rien fait pour sa célébrité ou la diffusion de sa musique.


Jean Nithart - Marc Vignal - Marcel Marnat- Stéphane Blet - Guy Erismann

« Mozart n’était ni un marginal ni un rebelle. C’était un insolent. »

- Guy Erismann : Revenons à Mozart. Un marginal, un rebelle ? Ses rapports avec Colloredo ?
- Marc Vignal : Dans ce cas, revenons à Salzbourg. Mozart a connu deux princes archevêques, dont le premier était Sigismond de Schrattenbach, assez bienveillant. Entre 1762 et sa mort en 1771, Leopold a obtenu de lui sept congés totalisant six ou sept ans ! Le premier voyage a duré plus de trois ans… Arrive ensuite Colloredo, autoritaire, mais adepte des Lumières, qui avait les livres de Voltaire et Rousseau dans son cabinet de travail. S’il n’était pas le maître idéal pour Mozart, Mozart n’était pas non plus le musicien de cour idéal pour lui. Quelqu’un a écrit récemment que Colloredo s’intéressait à la musique qui rapportait. C’est idiot. Il ne se posait pas ce genre de question. C’est lui qui payait ! Que Mozart soit sur un piédestal, rien de plus normal. Mais qu’on n’en fasse pas une victime d’un Colloredo âpre au gain !
- Guy Erismann : Et le coup de pied ?
- Marcel Marnat : C’est l’intendant de Colloredo, le comte Arco, qui l’a donné. Et ce fut la chance de Mozart. D’abord parce que ça a déclenché cette espèce de légende maudite du musicien persécuté. C’était chose courante dans une cour de ce genre. Mozart était vexé, il l’a raconté dans une lettre à son père et tout est parti de là. Il s’était peut-être mal conduit. Et s’il l’avait mérité, ce coup de pied ? C’est comme l’histoire des rognons, on est au cœur des choses.
- Marc Vignal : On dit aussi que Haydn était un marmiton. Mais prenons la cour des Estherhazy : elle était immense, ils avaient des terres partout, jusqu’en Pologne ; des centaines de gens étaient à leur service. Or Haydn était en troisième position dans l’échelle des salaires. Il n’avait au dessus de lui qu’un ancien militaire, sorte de chef du personnel, et le médecin du prince. Pour un marmiton… Colloredo est le premier à avoir versé un salaire à Mozart. Du temps de Schrattenbach, il passait son temps à se balader avec son père, il ne touchait rien. Mozart a été salarié de Colloredo à partir de 1772, comme violoniste.
- Guy Erismann : On pourrait dire aussi que Mozart a viré son premier patron…
- Marc Vignal, Marcel Marnat : On peut dire ça comme ça.
- Marc Vignal : En tout cas il n’était ni marginal ni rebelle.
- Marcel Marnat : Disons insolent !

« Supposons que Mozart ait écrit tout ce qu’il a écrit sauf les opéras : on n’en aurait pas la même image. »

- Guy Erismann : Mozart et l’opéra allemand ? et Joseph II ?
- Marc Vignal : Comme tout le monde à l’époque, il a commencé par écrire des opéras en italien, sauf Bastien et Bastienne. Joseph II, en 1776, a voulu promouvoir le théâtre allemand, bien avant l’arrivée de Mozart. Mais il n’y avait pas de répertoire – à part quelques Singspiele sans importance. On a donné au Burgtheater des opéras traduits en allemand, de Gluck ou d’autres compositeurs, comme Grétry. C’est dans ce contexte qu’il y a eu L’Enlèvement - et Le Ramoneur de Salieri.
- Guy Erismann : Il y avait pourtant des citoyens compositeurs allemands.
- Marc Vignal : Oui, mais l’opéra italien était très répandu et l’Autriche avait des territoires en Italie. Un frère de Joseph II était grand-duc de Toscane, un autre gouverneur à Milan. C’était la même entité politique. Quand Leopold est allé se balader en Italie avec Wolfgang, il n’est pas parti à l’étranger. Mais quand on a demandé à Mozart d’écrire pour le Deutsches Theater de Joseph II, on a eu L’Enlèvement au sérail. Sinon on n’aurait rien eu. Les chanteurs italianisaient leur nom. Joseph II a réuni la meilleure troupe européenne d’opéra italien et a décidé en 1783 qu’on revenait à l’opéra italien au Burgtheater. C’est dans ce contexte que Da Ponte est arrivé, que Salieri, Marin y Soler, Paisiello ont écrit des opéras… et que Mozart a écrit les siens. Même La Clémence de Titus, donnée à Prague pour le couronnement de Leopold II, est un opéra italien. A vienne, 11% de la population était italienne. Salieri, qui a fait sa carrière à Vienne, était italien.
- Marcel Marnat : Excellent compositeur d’ailleurs.
- Marc Vignal : A propos de Don Giovanni et des idées reçues, un mot du comte Zinzendorf, qui a tenu un journal en français à partir des années 1760, où il racontait tout, document très important pour l’histoire de la musique à Vienne, car il sortait chaque soir. On cite toujours : « Je me suis beaucoup ennuyé à l’opéra Don Giovanni. » Il n’a pas dit que la musique l’avait ennuyé : il s’est ennuyé parce qu’il s’est retrouvé tout seul dans sa loge. On a donné quinze fois Don Giovanni, il y a été sept ou huit fois et une autre fois il parle de musique très agréable. Arrêtons de dire que Zinzendorf n’a rien compris à Mozart.
- Marcel Marnat : Sans compter que le mythe de Don Juan était quelque chose de drôle et n’avait rien de tragique. On exagère la part romantique de l’oeuvre. Il y a un effleurement de panique, oui, mais Mozart voulait quelque chose de léger… qui ne l’était peut-être pas assez pour Zinzendorf.
- Marc Vignal : C’était aussi un thème rebattu, qu’on trouvait bon pour la populace, peut-être bon pour les Pragois ! Don Giovanni – surtout la fin - a entretenu l’idée d’un certain Mozart à partir du XIXe siècle, à partir de Hoffmann.
- Guy Erismann : Et Mozart dramaturge ?
- Marc Vignal : Supposons qu’il ait écrit tout ce qu’il a écrit sauf les opéras : on n’en aurait pas la même image. Il ne serait pas sur un piédestal.
- Marcel Marnat : Je suis toujours embarrassé avec les opéras de Mozart, sauf La Flûte et Cosi. Mozart avait le sens de la scène, mais il avait aussi affaire à des chanteurs. Dans Don Giovanni, on est en pleine action et Donna Anna, pendant dix minutes, chante son air. Ça me paraît le contraire absolu de la dramaturgie et il faudra attendre les temps modernes pour que ça change.
- Marc Vignal : Les Massin, dans leur livre, insistent sur ce point.
- Marcel Marnat : Dans La Flûte et dans Cosi, Mozart résout ce problème. Il y a une cohésion du tissu musical miraculeuse. Dans Les Noces, on s’arrête pour chanter. C’est très bien et très beau, mais dire que cela sort d’un grand dramaturge est un abus de langage. Il est vrai que j’aime plus la musique que l’opéra. Les Symphonie Linz ou Prague sont pour le coup de pures constructions dramaturgiques. Pour moi, Mozart dramaturge est là.

« La franc-maçonnerie lui permet de dépasser ce que représente l’église de Colloredo. A partir de là il devient un maçon frénétique. »

- Guy Erismann : Puisqu’on parle de La Flûte, quel est le rapport avec la franc-maçonnerie ?
- Marcel Marnat : Elle a eu un tel succès auprès de tout le monde qui comptait parce qu’elle était en conflit avec toute la chrétienté. Elle était la proposition innocente d’une nouvelle religion. Mozart est très croyant. Mais la franc-maçonnerie lui permet de dépasser ce que représente l’église de Colloredo. A partir de là il devient un maçon frénétique. Il fait des adeptes, à commencer par Haydn, pas très emballé d’ailleurs. Ça s’entend dans beaucoup de ses œuvres, pas seulement maçonniques: les premiers accords de la Symphonie Prague sonnent pour moi avec une solennité de loge. Comme de la musique militante. Après il passe au théâtre. D’où La Flûte enchantée pour Schikaneder, lui aussi maçon.
- Marc Vignal : Un spécialiste de l’Egypte vient de publier un roman en quatre tomes, où on fait de Mozart le chef de la subversion maçonnique en Europe, face à son adversaire le plus acharné… évidemment Salieri – maçon lui aussi. Voilà l’année Mozart ! De toute façon, avoir adhéré à la franc-maçonnerie n’a pas fait non plus de Mozart un marginal ou un rebelle. Il a commencé à composer en 1760, il est mort en 1791, alors que Louis XVI était toujours sur son trône. C’est l’époque prérévolutionnaire : il n’a rien fait ni avant ni après. Haydn a fait avant et après. Dans la Correspondance de Mozart, il n’y a rien sur la révolution française. Dire que le Vingt-cinqième Concerto annonce la Marseillaise est complètement idiot.
- Marcel Marnat : Elle n’était pas composée !
- Marc Vignal : L’Autriche a commencé à avoir peur des jacobins en 1795.
- Marc Vignal : Tout à fait. S’agissant de la franc-maçonnerie, il a écrit, c’est vrai, des musiques franc-maçonnes. Haydn, c’est autre chose : d’abord, il était à Esterhaza. Il faut savoir aussi que la grande époque de la franc-maçonnerie à Vienne, c’était jusqu’en 1785. A partir de là, il y a eu la Freimauerpatent, qui a réduit le nombre des loges, etc. Pour Haydn, c’est difficile à dire. On a trouvé à sa mort en 1809 des papiers sur la franc-maçonnerie qui ont été confisqués par la censure. La franc-maçonnerie avait été abolie en 1795, pour n’être rétablie qu’en 1918. La Flûte enchantée a une dimension franc-maçonne, mais aussi une dimension féerique. Si on regarde les opéras montés par Schikaneder au Theater an der Wieden depuis 1789, date de son entrée en fonctions, l’aspect féerique, l’aspect égyptien, l’aspect initiatique y sont déjà. Si l’aspect initiatique ressort si fort dans La Flûte, c’est à Mozart qu’on le doit. Avec un autre, on n’aurait pas cette dimension, pas à ce degré.

« Aucun texte de Mozart ne parle du Requiem. »

- Guy Erismann : Un mot du Requiem et de la mort ?
- Marc Vignal : Mozart est mort le 5 décembre 1791. Trois semaines avant il n’en savait rien.
- Marcel Marnat : Tout est là.
- Marc Vignal : On dit qu’il a écrit le Requiem dans l’angoisse de la mort. Aucun texte de Mozart ne parle du Requiem. On le fait parler après sa mort, à commencer par Constance. Une fois de plus on est dans la légende.

Retour haut de page
............................................................................................................................................