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Entretient avec Evelyne Rogue

Evelyne Rogue est critique et professeur d'esthétique à la Sorbonne et à l'université de Clermont-Ferrand.
Cet entretient a été publié sur www.artcogitans.com en avril 2004

Question précédente...

Évelyne Rogue : Que pensez-vous de cette remarque de J. Baudrillard à propos de notre recherche d’identité et de différence “ nous n’avons plus le temps de nous chercher une identité dans les archives, dans une mémoire, ni dans un projet ou un avenir. Il nous faut une mémoire instantanée, un branchement immédiat, une sorte d’identité publicitaire qui puisse se vérifier dans l’instant même ” (La transparence du Mal) ?

Thomas Bijon : La société moderne est une société du temps rétréci et le développement des techniques en est la cause. Depuis l’invention de la machine à vapeur le temps du voyage entre Paris et Lyon est passé de 2 jours à 2 heures, avec la naissance de la téléphonie ce sont les conversations distantes qui rétrécissent de plusieurs semaines à quelques minutes et avec le développement des médias c’est notre temps de réaction aux événements qui est devenu immédiat... Ces exemples, qui sont l’expression de l’idée de “progrès”, pourraient être déclinés quasiment à l’infini. Dans l’acceptation général de l’idée de “progrès” nous considérons que ce rétrécissement du temps est un gain de temps, j’y vois pour ma part plutôt une perte de temps : nous avons perdu le temps du voyage, c’est à dire celui de la flanerie, mais aussi celui de la réflexion ou celui du recul fasse aux évènements, or ces temps qui sont considérés comme improductifs, en permettant l’introspection, sont des temps nécessaires à la construction des indentités individuelles, je souscris donc tout à fait à l’analyse de J. Baudrillard lorsqu’il affirme que nous n’avons plus le temps de nous chercher une identité

Avec le développement des techniques nous sommes passés d’une société spirituelle à une société matérialiste, le temps que le “progrès” est sensé nous avoir fait gagner correspond en réalité à une expansion du temps de la productivité au détriment du temps de la spiritualité. Avec la mort de Dieu et la prise de pouvoir de la machine, l’homme s’est déshumanisé pour se méchaniser (Lire sur ce sujet “Villa Vortex” de Maurice G. Dantec). L’homme spirituel est en quête de Dieu – donc de soi – alors que l’homme machine obéit aux besoins de la fonction qui lui a été assignée. En conséquence, il n’est pas étonnant que l’acceptation d’une identité publicitaire, immédiate, standardisée ai pris la place de la recherche d’une identité individuelle.

Avec mes images-antidotes, j’essaie de donner des outils qui vont permettre à chacun d’inverser la tendance qui pousse à toujours plus de méchanisation. En proposant des images dont la lecture n’est pas immédiate, j’ouvre un espace temporaire (TAZ) de réduction du temps de la productivité au bénéfice d’une expansion du temps de la spiritualité. Les spectateurs de mes œuvres doivent pouvoir redécouvrir les plaisirs de l’effort dans la quête de soi et prendre conscience que le plaisir que nous trouvons dans l’immédiateté est un plaisir addictif qui ronge notre capacité à être libre.

J’ai indiqué plus haut que mon utilisation des nouvelles technologuies dans mon travail était motivée par l’analyse de l’histoire de l’art, mais je ne suis pas du tout surpris, du fait que mes influences culturelles m’ont toujours fait penser que l’on doit combattre le mal par le mal, de me retrouver aujourd’hui à réagir contre la méchanisation de l’homme à l’aide du comble de cette méchanisation : l’ordinateur.

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