Mare Nostrum Corsica 

Suppression de l'aide sociale au passager transporté sur les lignes maritimes entre Toulon, Nice et la Corse au 1er janvier 2014 : bilan et perspectives  

Le Mega Express Two de la Corsica Ferries croise le Pascal Paoli de la SNCM à la sortie du port de Bastia en août 2012 ; photo : Romain Roussel
En réponse aux attentes exprimées publiquement par la SNCM, l'Assemblée de Corse a mis fin - pour le meilleur ou pour le pire ? - au dispositif d'aide sociale dont bénéficiaient depuis 2002 les passagers des lignes maritimes entre la Corse, Nice et Toulon sur lesquelles la Corsica Ferries était devenue leader grâce à ses Mega Express


Retour sur le dispositif d'aide sociale mis en place le 1er janvier 2002 et les controverses, souvent injustifiées, qu'il a suscité, suite notamment à la réussite de la Corsica Ferries sur ces lignes

Rien n'y aura fait. Ni la baisse drastique du montant de l'aide et son plafonnement à compter de 2010, ni le renforcement de ses procédures de contrôle dans le droit fil des préconisations de la Cour des comptes, ni la mobilisation de la Corsica Ferries - principale bénéficiaire du dispositif car principal transporteur de passagers entre la Corse, Toulon et Nice - via sa pétition qui a rassemblé plus de 14 500 signatures et ses diverses actions en justice pour défendre ce système. L'Assemblée de Corse a décidé le 28 octobre 2012 la suppression du dispositif d'aide sociale à compter du 1er janvier 2014, prenant ainsi le contre-pied de l'avis de l'Autorité de la concurrence voire même le risque que la Commission européenne - dont M. Paul-Marie Bartoli, le président de l'Office des transports de la Corse, a déclaré sur France 3 Corsele 26 septembre 2012 qu'il était "insensible aux pressions" - ne vienne au final remettre en question le nouveau schéma directeur. Pour bien comprendre les enjeux, les tenants et aboutissants d'une telle décision, il est nécessaire de faire un retour en arrière afin de cerner les motivations qui avaient présidé à l'instauration de ce mécanisme et celles qui ont conduit à l'abroger.

L'instauration d'un dispositif d'aide sociale sur les lignes maritimes entre Toulon, Nice et la Corse à
compter du 1er janvier 2002 s'est faite par analogie avec un système analogue mis en place un peu auparavant par l'Assemblée de Corse dans le secteur aérien sur les lignes dites de "bord à bord", c'est-à-dire les liaisons entre les aéroports insulaires et les villes côtières françaises (Nice, Marseille). Au début des années 2000, il était envisagé de lancer une délégation de service public maritime (DSP) pour les lignes Nice-Corse (en sus de celles de Marseille), sur lesquelles opérait déjà de longue date la SNCM et, depuis l'été 1996, la Corsica Ferries (à l'aide de NGV, puis, à compter de 19991, également avec des ferries classiques). Toutefois, le risque souligné alors par certains observateurs était que l'appel d'offres au départ de Nice, auquel s'intéressait alors, entendait-on dans les médias, tant la Corsica Ferries que divers opérateurs de ferries italiens ou grecs à bas coûts, ne soit pas remporté par la SNCM. Les subventions étant, dans le cadre des DSP, attribuées de manière exclusive au vainqueur de l'appel d'offres, un tel scénario aurait de facto conduit à un évincement de la SNCM des lignes Nice-Corse.

Devant ce risque, les élus corses ont finalement2 préféré opter pour un système plus ouvert et moins coûteux dit de l'aide sociale au passager transporté, dans lequel chaque compagnie qui respecte des obligations de plafonnement des tarifs et de fréquence minimale de desserte tout au long de l'année peut bénéficier d'une aide de la Collectivité en échange d'une baisse des tarifs maritimes pour certaines catégories de passagers.
Auparavant, seuls les délégataires du service public maritime - à savoir La Méridionale au départ de Marseille et la SNCM au départ de Marseille et de Nice - percevaient des subventions en contrepartie des obligations de service public maritimes et pratiquaient des tarifs réduits, souvent jugés peu avantageux par les usagers de ces lignes (ainsi, la réduction de type "famille nombreuse" était, en pratique, généralement inférieure à 30% du prix du passage piéton).

De 2002 à 2009, la réduction permise par l'aide sociale était bien supérieure puisqu'elle atteignait 15 € par personne et par traversée, soit une part substantielle du prix du billet : jusqu'à 75% du prix hors taxes proposé par la Corsica Ferries (le tarif le plus bas de la compagnie avait ainsi été ramené à 5 € hors taxes début 2002) ; dans un souci d'économie, son montant unitaire a été ramené à 12 € par la Collectivité territoriale de Corse à compter de 2010 et la somme globale distribuée à ce titre a été plafonnée à 16 millions d'euros par an (7 millions d'euros sur les lignes de Nice et 9 millions d'euros sur celles de Toulon, voir le premier bilan de ces ajustements dressé fin 2011 à la page spéciale). En outre, l'aide concernait des catégories bien plus larges qu'auparavant (jusqu'à 65% des voyageurs de ces lignes) puisqu'elle incluait tous les passagers dits sociaux qui empruntaient les lignes Toulon-Corse et Nice-Corse ou vice-versa de la Corsica Ferries, de la Moby Lines3 et de la SNCMet ce, quelle que soit la période de l'année au cours de laquelle s'effectuait le voyage. Au vu de l'important progrès qu'elle a représenté pour les millions de passagers transportés, il serait inexact d'écrire, comme certains, qu'il s'agissait là d'une aide venant aider les compagnies pour qu'elles accordent des tarifs réduits comparables à ceux pratqiués par toutes les compagnies du monde...

Plus précisément, les personnes concernées par cet avantage tarifaire étaient les jeunes (moins de 25 ans), les étudiants (moins de 27 ans), les seniors (plus de 60 ans), les familles (un ou deux parents voyageant avec au moins un enfant mineur), les personnes handicapées ou invalides et leur accompagnateur éventuel et les résidants corses (ces réductions ne sont accordées que sur présentation de pièces justificatives). À noter que ce n'est que depuis 2002 que les résidents corses ont bénéficié d'une réduction à ce titre du tarif passagers sur ces lignes, et ce, quelle que soit la compagnie choisie par les voyageurs4.

Le débarquement du Mega Express Four au port de Nice, en juillet 2010 ; photo : Romain Roussel.
Le Mega Express Four de la Corsica Ferries dessert la Corse depuis sa mise en service en novembre 2006. Il a été le troisième navire de type Mega à être positionné par la compagnie aux bateaux jaunes sur les lignes de Nice et de Toulon, alors régies par l'aide sociale, et a notamment permis de développer les liaisons avec le port d'Ajaccio.


Le déploiement de l'aide sociale a, on l'a vu, créé un choc à la baisse sur les tarifs des compagnies maritimes au départ des ports de Nice et de Toulon pour la Corse et a, en particulier, accompagné le développement de la Corsica Ferries sur ces lignes, qui y a déployé un nombre croissant de navires de type Mega Express au vu du succès commercial remporté. Ce succès sans précédent de la compagnie aux bateaux jaunes qui a engendré un fort développement des flux de transport (voir analyse détaillée au point suivant) a focalisé l'attention sur le dispositif d'aide sociale qui a commencé à susciter des controverses, voire des jalousies, souvent injustifiées :

  • certains médias ont tout d'abord rapporté qu'il était reproché à la Corsica Ferries de déduire une trop grande part de cette aide de ses tarifs (ce qui répondait pourtant à l'objectif assigné à une telle aide, qui était bien de diminuer significativement le coût du passage pour les passagers sociaux, objectif que n'avaient auparavant que très imparfaitement atteints les dispositifs précédents !) avant de finalement arguer du fait que l'aide allouée ne correspondait pas exactement à celle reçue par les passagers pour justifier le "rabotage" du dispositif décidé fin 2009 ;
  • il a également été affirmé, sans analyse solide, que le dispositif d'aide sociale n'était pas adapté à la Corse car il irait à l'encontre de l'étalement de la saison touristique : selon ses détracteurs, il aurait renforcé les pointes saisonnières de trafic sur les lignes entre la Corse, Nice et Toulon au détriment des flux en période creuse et aurait ainsi favorisé un "écrémage" du trafic maritime. Il aurait en outre nui aux lignes de service public au départ de Marseille en "asséchant" sa clientèle la plus lucrative, c'est-à-dire celle transportée en saison. Ces assertions ne résistent pas à une analyse sérieuse des flux de transports, comme l'a montré il y a plusieurs années déjà Mare Nostrum Corsica dans sa réponse à cette idée fausse en comparant les flux transportés en 2006 à ceux de 2001. Plus récemment, une analyse de la saisonnalité des trafics maritimes publiée à l'automne 2013 sur le site de l'Observatoire régional des transports de la Corse vient confirmer ce fait : elle montre qu'avec seulement 62% des passagers annuels transportés en saison estivale, c'est une ligne régie par l'aide sociale (Bastia-Toulon) et non une ligne régie par la DSP qui en 2012 est la moins saisonnière de toutes les lignes continent-Corse ;
  • il a aussi été dit - et répété, à tort - que l'aide sociale ne profitait pas à la Corse mais en fait au tourisme sarde : des touristes souhaitant passer leur vacances en Sardaigne auraient "profité" de l'avantage ainsi concédé en prenant leur billet vers la Corse au départ de Nice ou de Toulon avant de poursuivre directement leur route vers la Sardaigne, via Bonifacio, sans apporter de subsides à l'économie Corse. Outre que ces touristes auraient dans ce cas au minimum payé deux fois dans chaque sens la taxe sur les transports à la région Corse, cette affirmation est totalement absurde au vu des évolutions des flux de transport observées sur la période. Dès 2009, Mare Nostrum Corsica a montré, dans sa réponse à cette autre idée fausse, que l'extrême atonie des flux de passagers entre la Corse et la Sardaigne décrédibilisait totalement cette thèse. Et si la Corsica Ferries faisait bien la promotion de la ligne Bonifacio-Santa Teresa dans ses horaires estivaux (où elle proposait, par ailleurs et de manière totalement indépendante, des promotions sur ses lignes continent-Corse et Italie-Corse), c'était sans aucun doute pour contrer commercialement la Moby Lines qui proposait - et propose toujours - aux italiens résidant dans la péninsule italienne de se rendre en Sardaigne en traversant la Corse ;
  • il a ensuite été dit - et écrit par la Cour des comptes notamment - que le dispositif d'aide sociale coûtait beaucoup plus cher que prévu et souffrait d'une insuffisance de contrôle - ce qui, en première analyse, est vrai, car l'analyse initiale du coût du dispositif menée par la Collectivité de Corse n'avait pas pris en compte l'effet d'entraînement de ce dispositif sur les trafics maritimes et qu'il n'était pas prévu de procédure administrative lourde de justification du nombre de passagers effectivement transporté par les compagnies. Toutefois, au vu des catégories très larges de passagers aidés, le plafonnement du montant total d'aide à 65% de passagers mis en place dès l'origine ne laissait vraisemblablement que peu de place à des abus, de l'aveu même de l'ancien président de l'Office des transports de la Corse, Antoine Sindali. En tout état de cause, un contrôle renforcé sur base de justificatifs a été mis en place suite à la réforme du dispositif de fin 2009, ce qui permet d'ôter tout doute à ce sujet. 

Surtout, ce type de raisonnement, purement comptable, ne pouvait, par nature, pas intégrer d'analyse de bouclage économique global du dispositif : si l'aide sociale coûtait plus cher que prévu, c'est qu'elle engendrait davantage d'activité touristique qu'attendu, y compris hors saison, et qu'elle constituait donc un important levier de développement pour la Corse. Cet argument n'a semble-t-il pas été retenu, car lors de la réduction drastique et du plafonnement des montants d'aide sociale à 16 millions d'euros instauré à compter de 2010, seul le volet "dépenses directes" pour la Collectivité semble avoir été pris en compte. Outre les retombées directes en termes de taxe sur les transport, auraient gagnées à être intégrés au raisonnement les fortes retombées indirectes en termes de dépenses des touristes supplémentaires que l'abaissement des tarifs des transport permettait de générer (comme rappelé par l'ORTC dans ses analyses, il est prouvé que contrairement à une idée reçue, les séjours issus du transport maritime sont plus longs et donc plus rémunérateurs que ceux issus du transport aérien). Une analyse plus approfondie qui se serait appuyée sur l'ensemble des données en la possession de l'Agence du tourisme de la Corse aurait vraisemblablement montré, qu'au global, l'aide sociale rapportait incomparablement plus à la Corse qu'elle ne lui coûtait... 

Si ce raisonnement économique complet n'a pas non plus été mené par l'Autorité de la concurrence5, celle-ci a conclu sans ambiguïté en février 2012 à la supériorité du dispositif d'aide sociale - dont elle préconisait la généralisation à l'ensemble des lignes, y compris celles de Marseille - sur celui de la délégation de service public. Cet argumentaire a été publiquement très critiqué tant par les dirigeants de la SNCM que par ses syndicats qui préconisaient, à l'inverse, une généralisation de la délégation de service public maritime au port de Toulon dans l'espoir que celle-ci soit attribuée à leur compagnie (La Méridionale n'ayant pas manifesté de volonté de desservir la Corse depuis Toulon en sus de ses lignes de Marseille). De fait, la CGT marins de la SNCM qui a porté plainte en décembre 2013 pour réclamer le remboursement des sommes versées dans le cadre de l'aide sociale, n'a semble-t-il pas accepté que cette aide puisse bénéficier aussi aux passagers de la Corsica Ferries, qui ont pourtant, on l'a vu, bénéficié par ce canal de forts gains de pouvoir d'achat gràce à ce système entre 2002 et 2013.

Au final, plus qu'à une véritable critique de fond du système, la décision de supprimer l'aide sociale à compter de 2014 semble plus répondre à une logique de recherche d'économies directes de la part de la Collectivité territoriale de Corse (qui a, au passage, économisé davantage sur l'aide sociale - 16 millions d'euros par an - que sur la DSP accordée au duo SNCM-La Méridionale, comme illustré dans cet article thématique) et à une logique d'équilibrage des efforts à consentir entre compagnies, cette disparition étant concomitante de celle des subventions du service complémentaire sur Marseille assuré en périodes de pointe par les seuls ferries de la SNCM.

Ironie du sort, fin décembre 2013 soit un an après le vote de l'Assemblée de Corse mettant fin à l'aide sociale, on pouvait encore lire sur la page de présentation des transports maritimes de l'Office des transports de la Corse que : "La situation de concurrence sur Nice ainsi que le fait que sur Toulon n’existait pas de véritable service public ont conduit, lors de l’examen du dispositif à mettre en place, à partir de 2002, à sortir ces lignes de l’appel d’offres et d’instituer un système d’aide sociale aux passagers transportés déjà pratiqué en aérien, les catégories visées représentant près des deux-tiers du trafic total (jeunes, vieux, familles et résidants dans l’île)." et que "ce système, qui permet la concurrence, est en fait mieux adapté pour la résolution du trafic de pointes car plus incitatif pour les compagnies payées en fonction du trafic réalisé, alors que dans la procédure d’appel d’offres, elles peuvent se contenter de respecter les mesures de capacités prévues au cahier des charges même si celles-ci s’avèrent insuffisantes devant la demande". Preuve de plus, s'il en était encore nécessaire, que ce système a souvent été décrié à tort et reconnaissance du caractère bénéfique de l'installation à Toulon de la Corsica Ferries au début des années 2000, qui a créé un véritable service public vers la Corse qui n'était auparavant assuré par aucune autre compagnie...



La période de déploiement de l'aide sociale sur Toulon et Nice-Corse a généré un nouveau marché et coïncidé avec un fort développement des trafics passagers maritimes, bénéfique à l'économie Corse

La mise en place de l'aide sociale a coïncidé avec l'explosion des lignes maritimes entre Toulon et la Corse sans que les autres routes maritimes voient leurs trafics se réduire.



En termes d'évolution du trafic passagers maritime, on peut conclure schématiquement que le dispositif d'aide sociale au passager transporté mis en oeuvre à compter de 2002 sur les lignes entre Toulon, Nice et la Corse a accompagné la montée en charge des lignes au départ du port Varois sans nuire au trafic des autres ports. Et ce, quoiqu'en disent certains observateurs du dossier, qui n'ont semble-t-il pas suffisamment analysé les chiffres du trafic maritime de la Corse. Cette analyse se déduit du rapprochement des flux de transports tels que mesurés par l'Observatoire régional des transports de la Corse (ORTC) et de considérations relatives aux évolutions de l'économie du transport maritime sur la période 2001-2012.

En première approche, si l'on compare les chiffres de l'année 2012 (en fait, de l'année mobile arrêtée à fin septembre) à ceux de l'année 2001, dernière année précédant la mise en oeuvre du dispositif, les évolutions du trafic passagers sont les suivantes : +57% sur les lignes Corse-continent français et -17% sur les lignes Corse-continent italien, avec toutefois de fortes variations d'un port français à l'autre, comme illustré au tableau ci-dessous.

En 2009, juste avant que dispositif d'aide sociale ne soit réformé, la progression globale des trafics passagers atteignait 35% sur les lignes de Corse par rapport à 2001 ; photomontage : Romain Roussel.

Source : calculs Mare Nostrum Corsica sur la base de données ORTC ; pour 2012 : année mobile à fin septembre.

Pour chaque port continental français, l'évolution est nettement positive sur la période, qu'il bénéficie (cas de Toulon et Nice) ou non (cas de Marseille) du régime de l'aide sociale.

Toutefois, il est trompeur de raisonner sur cette période car des changements substantiels sont intervenus depuis 2010 et viennent fausser l'analyse :
  • la dispositif de l'aide sociale a été substantiellement revu à la baisse depuis 2010 (de plus de 20%, voir article thématique) et est plafonné quelles que soient les évolutions du trafic tandis qu'auparavant, les sommes allouées par la Collectivité territoriale de Corse épousaient la croissance du trafic passagers ;
  • depuis 2010, les subventions dont bénéficie la SNCM sur les lignes Marseille-Corse dans le cadre de la délégation de service public (DSP) ont progressé très significativement. Comme en attestent les statistiques de l'Office des transports de la Corse (OTC), au titre des seules lignes Marseille-Corse, la SNCM a ainsi perçu 84,5 millions d'euros en 2010 (soit près de 8 millions d'euros de plus qu'en 2009 !) alors que dans le même temps les obligations de service public étaient allégées (suppression de 108 traversées en périodes de pointe). Cela a contribué à permettre à la compagnie de pratiquer une politique tarifaire nettement plus agressive sur les lignes de Marseille dans un contexte marqué par la hausse des cours du carburant ;
  • dans le même temps, une recomposition des lignes en Méditerranée est intervenue : d'une part, la SNCM a réduit significativement sa présence sur les lignes France-Algérie et France-Tunisie et à largement réaffecté les navires qui les desservaient à ses lignes de Corse, au départ de Marseille puis de Toulon à compter de 2012 (et ce quoique la CGT de la compagnie ait dénoncé les déficits que la politique commerciale de la SNCM a généré sur cet axe hors DSP). D'autre part, depuis 2011, la crise touche très durement l'économie italienne et le trafic des ferries au départ de la péninsule - vers la Corse et, plus encore, vers la Sardaigne - a entrainé des à-coups en matière de desserte (arrivée de la Moby Lines sur les lignes de Toulon en avril 2010 et retrait dès février 2011, d'où le pic de trafic du port Varois enregistré en 2010) ;
  • enfin, le port de Nice a imposé aux compagnies SNCM et Corsica Ferries des réductions de plages horaires de desserte à compter de 2010 et des baisses de capacité depuis 2011 (retrait d'un navire pour chacune des compagnies en saison) pour limiter les nuisances dues au trafic automobile, le port azuréen étant situé au coeur de la vieille ville.
Pour toutes ces raisons, qui ont induit des évolutions assez erratiques des trafics passagers depuis deux ans, accompagnées d'une chute des lignes italiennes et d'un net rebond des lignes marseillaises qui ne sont ni l'une ni l'autre concernées par le dispositif d'aide sociale, il apparaît plus pertinent de centrer l'analyse sur la période 2001-2009, comme figuré en dernière colonne du tableau. Cette période correspond en effet à la fois à celle d'une application "non bridée" du dispositif d'aide sociale et à une conjoncture du secteur des ferries en Méditerranée occidentale plus stable.

Sur cette période, le trafic du port de Nice a augmenté d'environ 20% : quoique bien inférieure à celle constatée sur Toulon, cette augmentation est d'autant plus remarquable que le trafic Nice-Corse avait déjà pratiquement triplé entre 1995 et 2001 (passant d'environ 300 000 voyageurs par an à près de 800 000) suite à l'entrée en service des NGV (voir article sur la navigation rapide). En dépit du retrait progressif des NGV et de la réduction sensible de la fréquence des dessertes qui s'en est suivie, le trafic du port azuréen a donc fait mieux que se maintenir sur la période, sans doute en grande partie grâce à l'abaissement sensible du prix de billets permis par l'aide sociale. Rappelons qu'entre 2001 et 2002, le billet de base hors taxe pour un passager empruntant les navires de la Corsica Ferries est ainsi passé de 20€ à 5€ hors taxes et que la compagnie aux bateaux jaunes a été la première à déduire les 15 euros d'aide du prix de ses billets, la SNCM, qui n'en déduisait jusque-là qu'une partie, étant alors contrainte de s'aligner en revoyant à la baisse ses tarifs réduits début 2002. Ironie du sort, la baisse sensible des tarifs de la Corsica Ferries permise par l'aide sociale a alors donné lieu à des accusations de dumping alors que la remontée des tarifs provoquée à partir de 2011 par les effets conjugués de la révision à la baisse de l'aide aux compagnies et de la remontée des cours des combustibles a été tout autant fustigée ! En bref, à la lecture de certains médias, il semble de bon ton de critiquer la Corsica Ferries, et ce qu'elle monte ou qu'elle baisse ses tarifs !

Sur cette même période 2001-2009, le véritable phénomène vient de la progression spectaculaire du trafic passagers du port de Toulon (+184%). Avant l'arrivée de la Corsica Ferries en décembre 2000, le trafic du port était confidentiel (moins de 100 000 passagers par an de 1997 à 1999) et bien peu d'observateurs croyaient en ses chances de développement : alors que dix mois sur douze, aucune navire ne reliait la Corse à Toulon, on ne s'interrogeait pas alors sur le besoin d'un éventuel service public maritime sur cet axe ! Pourtant, le port de Toulon n'était alors desservi qu'occasionnellement en haute saison par quelques navires de la SNCM suivant une programmation irrégulière qui répondait davantage à une logique de délestage du port de Marseille en cas de nécessité ou de rattrapage des retards éventuels des navires en fin de week-ends. C'est la Corsica Ferries qui a misé sur le port Varois et y a développé pour la première fois des lignes à l'année en y affectant des navires spécialement conçus pour cette desserte, les Mega Express. Grâce à leur vitesse (jusqu'à 29 noeuds en service pour les plus rapides), ceux-ci ont l'avantage de naviguer de jour comme de nuit, par tous les temps, et de réaliser chacun jusqu'à 3 rotations par 24 heures sur les lignes françaises, ce qui n'avait jamais été le cas pour des navires de cette taille auparavant. Ils ont également la possibilité d'embarquer en sus des passagers et de leurs véhicules une quantité non négligeable de remorques motorisées, ce qui a permis à la compagnie aux bateaux jaunes de développer ex nihilo un trafic fret non négligeable entre Toulon et la Corse (plus de 20% de parts de marché dès 2009). On notera que c'est ce développement spectaculaire tant des trafics passagers que du fret, permis par ces innovations et largement accompagné par la réduction tarifaire permise par l'aide sociale au passagers, qui a conduit ses concurrents - Moby dans un premier temps en 2010, SNCM en 2012 - à investir à leur tour le port Varois. Paradoxalement, alors que les dessertes entre Toulon et la Corse n'ont cessé de se développer sous le régime de l'aide sociale, il semble que cette croissance ait également amené en Corse le débat sur la question d'un service public maritime au départ de Toulon alors que les règles de concurrence rappelées par la Commission européenne semblent plutôt considérer qu'un besoin de service public devrait plutôt se justifier par une carence de service de la part des opérateurs privés...

Enfin, il faut noter que sur la période 2001-2009, les trafics des ports réputés "en concurrence" avec le dispositif d'aide sociale - que ce soit Marseille ou les ports italiens - ont continué de se développer (+7% sur le premier, +12% au global pour les seconds). De même, et on tord là aussi le cou à une idée reçue : l'analyse des chiffres du fret montre que la montée en charge du port de Toulon n'a pas provoqué l'effondrement redouté au départ de Marseille, loin s'en faut : les statistiques de l'ORTC montrent que le tonnage net de marchandises sur les lignes de service public Marseille-Corse est passé de 1 044 000 tonnes en 2001 à 1 087 000 tonnes en 2009, soit une hausse de plus de 4%. L'analyse s'arrête ici à l'année 2009, pour les raisons évoquées plus haut, mais ses conclusions ne seraient absolument pas remises ne cause si celle-ci était prolongée au-delà. À titre d'exemple, les données de l'ORTC montrent que les trafics du port de Marseille avec la Corse - tant en termes de passagers que de fret - sont supérieurs en 2011 à ce qu'ils étaient en 2009 (et donc, par voie de conséquence, en 2001).

On ne peut donc pas valablement conclure à une "cannibalisation" des lignes entre Marseille, l'Italie et la Corse par le dispositif d'aide sociale mis en place sur Nice et Toulon, qui semble au contraire avoir généré de nouveaux flux de transport tant pour les passagers que pour le fret, attirant une clientèle qui jusque-là ne se rendait pas - ou pas aussi souvent - en Corse et facilitant les déplacements des insulaires grâce au tarif résident.



    La Corse désormais dans l'ère post-aide sociale des "lignes conventionnées" : quelles perspectives ?  

Les ferries Mega Express Four de la Corsica Ferries et Danielle Casanova de la SNCM à leur arrivée à Bastia, en août 2012 ; photo : Romain Roussel
 
Depuis le 1er janvier 2014, plus aucun car-ferry n'est subventionné sur la Corse, qu'il s'agisse des Mega Express de la Corsica Ferries sur les lignes de Toulon et de Nice ou des ferries Danielle Casanova et Napoléon Bonaparte de la SNCM sur celles de Marseille. Ces compagnies pourront-elles dans ces conditions maintenir à terme une présence aussi forte sur les lignes de Corse ?


Dans la foulée du grand débat sur les transports maritimes qui s'est tenu jusqu'au début du mois d'octobre 2012 (voir page spéciale), les élus de l'Assemblée de Corse ont adopté, à une courte majorité6, le 9 novembre 2012 dans la soirée un premier jeu d'obligations de service public (OSP) maritime entre la Corse et les ports continentaux de Marseille, Nice et Toulon, afin de préciser les caractéristiques attendues de la continuité territoriale pour la période 2014-2023.

Ces obligations, qui ont finalement été cassées en justice car jugées anti-concurrencielles, visaient à fortement réguler le marché et posaient en premier lieu le principe du conventionnement des compagnies maritimes. Il y était en particulier stipulé "qu'aucun opérateur non titulaire d’une convention établie par l’Office des transports de la Corse et validée par la Collectivité territoriale de Corse ne pourra se positionner sur ces liaisons maritimes" au départ des ports continentaux français. Aux côtés des obligations prévues dans le cadre de la nouvelle délégation de service public sur les lignes Marseille-Corse, des obligations spécifiques y étaient imposées sur les autres lignes de la continuité territoriale (de Nice et de Toulon). Comme prévu par le règlement européen, ces OSP "ne portent que sur des exigences concernant les ports à desservir, la régularité, la continuité, la fréquence, la capacité à prester le service, les tarifs pratiqués et l’équipage du navire".

Si ces obligations existaient déjà pour partie auparavant, il y est précisé qu'à compter de leur entrée en vigueur en 2014, "leur respect ne donne lieu à aucune compensation financière de la part de la Collectivité de Corse et constitue simplement une condition impérative d’accès au marché considéré". Elles portent principalement sur :
Au final, par rapport au dispositif antérieur d'obligations liées à l'aide sociale, on peut noter que les règles d'équipage des navires semblent similaires à celles déjà appliquées jusqu'alors.

L
es règles de fréquence, quoique renforcées par rapport à la précédente convention, ne devraient pas avoir d'impact significatif à la hausse sur le nombre de traversées car les délégataires de service public (SNCM et La Méridionale) en sont dispensés au départ de Toulon et de Nice et que la compagnie non délégataire présente sur ces liaisons (la Corsica Ferries) assure déjà un nombre bien supérieur de traversées à celui prévu par ces obligations et satisfait également sans peine les conditions de régularité du service tout au long de l'année. Il s'agit sans doute là d'une clause prudentielle qui vise à éviter que d'autres opérateurs ne se positionnent sur ces lignes pendant les seuls mois d'été pour "écrémer" le marché.

S'agissant des prix, l'encadrement apparaissait initialement fortement renforcé (car il prévoyait désormais non seulement des plafonds mais aussi, dans certains cas, des planchers, ce qui risquait de trop fortement contraindre la politique tarifaire des compagnies en présence sur ces lignes et en particulier de ne plus les autoriser à faire autant de promotions qu'auparavant) mais le sera finalement moins que redouté par la Corsica Ferries et la CGPME de Corse qui ont obtenu gain de cause en justice. Surtout, s'agissant des tarifs réduits, seuls ceux à appliquer aux résidents corses sont clairement définis et abaissés, pour les autres catégories de passagers dit sociaux, seul le principe d'un tarif réduit est préconisé. Dès lors, les réductions accordées seront sans doute moins importantes et bénéficieront à moins de personnes que celles permises jusqu'alors par l'aide sociale, qui concernait près de deux passagers sur trois et représentait une économie substantielle (15 euros par personne et par voyage jusqu'en 2009, 12 euros par la suite). L'incitation à proposer des réductions est d'autant moins forte dans le nouveau système que les compagnies ne percevront plus aucune compensation financière en contrepartie de leurs efforts !

Quoique cette nouvelle grille tarifaire apparaisse en première approche plus favorable aux résidents corses, l'impact pour les autres passagers a de grandes chances d'être inflationniste. Surtout, le niveau élevé de contrainte auquel sont soumises les compagnies, sans aucune subvention en contrepartie, risque d'entraîner une réduction de l'offre de transport au départ de Toulon et de Nice. Si pour l'heure, les programmations 2014 des compagnies laissent apparaître une offre de transport comparable au départ de Toulon (qui pourrait bénéficier d'un certain report de passagers des lignes de Marseille, suite à la suppression des subventions du service complémentaire d'été), le port de Nice voit son offre substantiellement se réduire dans les périodes de faible trafic (en basse saison et même en milieu de semaine en haute saison, avec en particulier la suppression des rotations de jour du Méditerranée de la SNCM sur Nice-Bastia). Dès lors, avec la fin du système d'aide sociale, on risque d'assister à un phénomène inverse que celui qui avait été observé à son instauration : des transports maritimes plus chers, avec moins de traversées et, au final, moins de possibilités de déplacement entre la Corse et le continent aussi bien pour les insulaires que pour les touristes, avec les pertes économiques qui s'ensuivent... Mare Nostrum Corsica suivra attentivement ces évolutions et dressera un premier bilan une fois la saison 2014 passée.  
 
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Notes :

[1] Le 1er janvier 1999 est intervenue une libéralisation du cabotage au sein de l'Union européenne qui a autorisé les navires de l'ensemble des pays membres à naviguer sur les lignes intérieures de l'ensemble des pays de l'Union sans que leur soit imposé un monopole de pavillon. Il est toutefois fait l'obligation aux compagnies opérant ce type de services de respecter la législation sociale du pays d'accueil - obligation dont l'appréciation fait régulièrement l'objet de controverses. À compter de 1999, la Corsica Ferries a ainsi pu faire naviguer sur ses lignes Nice-Corse des navires sous pavillon italien à l'aide d'équipages composés exclusivement de ressortissants communautaires (en pratique, pour des raisons tant historiques qu'économiques - la compagnie ayant débuté son activité à la fin des années 1960 par des liaisons Italie-Corse avant d'étendre son activité aux lignes Italie-Sardaigne au début des années 1980 - les équipages de ses navires sont composés en majorité de marins de nationalité italienne).

[2] Un premier système de subventionnement avait initialement été envisagé, dans lequel toutes les unités transportées (passagers quels qu'ils soient et remorques) auraient bénéficié d'un subventionnement. Toutefois, ce système n'a pas été retenu car "l'empilement" de système de subventions qu'il aurait généré risquait de ne pas être conforme aux règles communautaires sur la concurrence. 

[3] Dans les faits, la Moby Lines, présente sur la seule ligne Toulon-Bastia d'avril 2010 à février 2011, a fait à ses passagers l'avance de l'aide sociale. Elle n'en a finalement obtenu le versement par l'Office des transports de la Corse, qui lui en contestait le bénéfice du droit, qu'après son retrait de cette ligne, suite à une action en Justice 

[4] Dans le même temps, dans le cadre des délégations de service public successives de et vers Marseille, la SNCM et La Méridionale accordaient également cet avantage tarifaire aux passagers dits sociaux. Les résidents corses navigant sur les lignes Marseille-Corse bénéficiaient en outre de réductions sur les véhicules et, à certaines périodes, sur les installations pour un aller-retour au départ d'un port insulaire. 

[5] L’Autorité de la concurrence n'avait pas été saisie de ce sujet sous cet angle mais la Chambre de commerce et d'industrie du Var (CCIV) avait sollicité son avis le 25 février 2011 sur des questions portant sur les conditions d'une concurrence équitable entre compagnies maritimes et sur les risques de retour à une situation prévalant avant l'instauration du dispositif de l'aide sociale.

[6] Le rapport a été approuvé par 22 voix pour (groupe Giacobbi, radicaux et 8 voix de droite), 9 abstentions (Corse social démocrate, 4 voix de droite et Paul-Felix Benedetti), 6 votes contre (Front de gauche) et 14 non-participation des élus nationalistes.

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