A. Les " intrigues monténégrines "    
       
  Ce titre fut souvent repris par la presse Alliée pour qualifier la politique menée par Nicolas et ses différents gouvernements successifs qui selon elle était sujette à caution. Tout d'abord sur les conditions de son départ, puisqu'il laisse derrière lui trois membres de son gouvernement et un de ses fils; Mirko. Ceci fut interprété comme un moyen de continuer les négociations de paix entreprises par le roi le 13 janvier, puis réfutées par lui un peu plus tard puisqu'il décidait de continuer la lutte depuis un territoire Allié. Pour faire face à l'agitation qui régnait dans le pays [1], ce gouvernement décidait de dissoudre l'armée, contre l'avis du général Voukotich qui voulait prolonger la résistance, et de déposer les armes le 22 [2]. Dans le but de valider sa victoire sur le Monténégro et ainsi de signer le premier traité de paix avec un pays Allié, l'Autriche-Hongrie, dans un but de politique intérieure, fit savoir qu'elle reconnaissait le gouvernement monténégrin resté sur place et qu'elle était prête à entreprendre des négociations avec celui-ci [3]. Aussitôt démentit par un journal de Genève, dans lequel Delaroche-Vernet voit la main du gouvernement de Nicolas [4], le gouvernement autrichien n'en continue pas moins ses approches. Ainsi le 11 février Vienne demande à Madrid de faire passer un message du "gouvernement Mirko" à Nicolas pour qu'il lui donne des instructions sur les négociations de paix. Devant le refus de Paris de laisser passer ce message, Madrid déclina l'offre de Vienne, de servir d'intermédiaire. Vienne se ravisa, mais n'abandonna pas la carte Mirko pour semer la discorde entre les Alliés et le Monténégro. Ainsi le gouvernement autrichien fit-il venir Mirko à Vienne [5] et laissa entendre qu'il allait devenir gouverneur des territoires occupés de Serbie et de Monténégro, provoquant la fureur de Vechnitch [6] soutenu en cela par le ministre français Boppe qui y voyait les suites d'intrigues que le roi menait, dès novembre 1915 [7]. Cette affaire créa une crise ministérielle qui aboutit au départ de Miouchkovitch et à l'arrivée de Radovitch qui obligea le roi à se désolidariser de son fils et des membres du précédent gouvernement restés sur place [8].    
     
  Cette crise ministérielle ne fut que la première d'une longue liste de soubresauts qui affectèrent les gouvernements monténégrins. À cette époque, le gouvernement était installé à Bordeaux après un passage à Lyon. Lors de son départ du Monténégro, le roi aurait dû normalement s'installer en Italie, dont sa fille Hélène était la reine. Mais les mauvais rapports à l'époque entre les gouvernements monténégrins et italiens (polémique sur l'attitude de l'Italie durant le conflit à l'égard du Monténégro) avaient poussé le roi à opter pour la France. Cependant, le choix de Lyon comme capitale d'exil suscita chez les Alliés (russe et français) des inquiétudes [9], car la ville était jugée trop proche de la Suisse, et l'on fit déménager la cour et le gouvernement à Bordeaux en mars [10]. En octobre 1916, la capitale d'exil changea une nouvelle fois de place, mais cette fois-ci à la demande du roi, et s'installa à Neuilly s/Seine.  
       
  Le Monténégro eut donc durant son exil jusqu'en 1918 et la victoire Alliée quatre gouvernements successifs qui tombèrent tous sur le problème de l'union, selon les déclarations des ministres sortants. Ainsi le gouvernement Miouchkovitch, le seul membre du gouvernement à être sorti du Monténégro, qualifié d'austrophile par les ministres Alliés, démissionne-t-il le 26 avril 1916 après avoir critiqué l'attitude du roi [11]. Le cabinet Radovitch qui se met ensuite en place tombera lui aussi sur le problème de l'union, à la suite des mémorandums de Radovitch au roi, lui enjoignant d'accepter l'union le 11 janvier 1917. À sa suite le gouvernement du général Matanovitch, que Radovitch qualifie de gouvernement militaire, reposa la question du problème de l'union, et fut contraint à la démission le 5 juin 1917; "je me rends compte que la réalisation d'une politique nationale m'est devenue impossible là où des motifs dynastiques l'emportent" [12]. Le cabinet d'Eugène Popovitch quant à lui restera en place jusqu’à la fin du conflit. Le problème de l'union se posa donc, à chaque nouveau gouvernement, mais ne peut-on pas voir, dans ces démissions successives, le résultat de lutte d'influence dans l'entourage du roi Nicolas.    
     
  Ce sont d'ailleurs ces luttes intestines qui amenèrent la presse française à parler "d'intrigues monténégrines". En effet le simple motif, du refus par le roi d'aborder le thème de l'union, n'explique pas tout. À cet égard la démission du cabinet Miouchkovitch, dont il était le seul représentant en France, est caractéristique. Celui-ci apparaît aux yeux des Alliés comme la "chose" du roi, pourtant celui-ci sera amené à démissionner à la suite d'intrigues de Pierre Plamenatz appuyées par Radovitch et la princesse Xénia de Monténégro [13]. À la suite de sa démission, il n'hésita pas à parler de départ du roi, du Monténégro dans des conditions suspectes [14], alors même qu'il était surveillé en Suisse pour activités pro-autrichiennes. Enfin lorsque Y. Spassoyevitch démissionna du cabinet de Radovitch, à cause du problème de l'union (il sera membre ensuite du Comité Monténégrin pour l’Union Nationale), et qu'il fit publié en Suisse sa lettre de démission à forte connotation anti-royaliste, Delaroche-Vernet n'hésite pas à y voir la main de Miouchkovitch qu'il suspecte pourtant d'austrophilisme [15]. On retrouvera cette atmosphère de complot lors des démissions des deux cabinets suivants, sur lesquelles je reviendrai au prochain chapitre.    
       
  Durant l'affaire Miouchkovitch, cette atmosphère fut entretenue par le chargé d’affaire du Monténégro M Paris, Brunet. En effet depuis l'arrivée du roi en France M. Brunet avait été nommé secrétaire général des affaires étrangères du Monténégro, l'arrivée de Radovitch lui retirait donc cette prérogative. Ainsi prit-il le parti de Miouchkovitch et mis tout en œuvre pour nuire au nouveau gouvernement et au roi [16] allant même dans ces communications avec le Quai d’Orsay [17], dont il ne se privait pas, à parler lui aussi de trahison du roi lors de son départ du Monténégro, alors qu'il était [18]. Convaincu de son manque de loyauté à son égard le roi se défit de lui le 4 décembre 1916, non sans difficultés.    
     
  En effet Delaroche-Vernet voyait en lui aussi un homme de main du roi, affairiste qui aurait pu révéler des affaires plus ou moins louches concernant le Monténégro [19]. Delaroche-Vernet comme les autres représentants Alliés auprès du roi de Monténégro, ne sont pas exempts de reproches quant à cette atmosphère de suspicion dans cette cour en exil. Cette lutte d'influence dans l'entourage royal n'épargne pas les représentants des grandes puissances qui se prêtent volontiers à ce jeu, dans leurs rapports à leur chancellerie respective. Ainsi ne voit-on pas des agents autrichiens partout dans l'entourage du roi, tandis que l'on affuble aux différents représentants monténégrins des amitiés pour tel ou tel pays. Ainsi la princesse Xénia est-elle d'abord considérée comme austrophile puis francophile, Radovitch passe de francophile à italophile ami de Pierre Plamenatz pour enfin se dévoiler être serbophile ennemi de ce même Plamenatz.    
       
  B. Les rapports avec les Alliés    
       
  Les pays de l'Entente ne sont donc pas absents de cette lutte d'influence et chaque pays cherche à faire rentrer dans sa clientèle le Monténégro pour servir ses propres intérêts. Nicolas cherchera à plusieurs reprises à tirer profit de ses divergences pour pouvoir assurer son pouvoir et son retour au Monténégro. Mais ces alliances de principes sont changeantes, et varient selon les intérêts des puissances sur le moment.    
     
  À cet égard, les relations entre le Monténégro et l'Italie sont les plus caractéristiques. Le mariage de sa fille Hélène avec le futur roi d'Italie Victor-Emmanuel III en 1896 avait pour but de détacher le Monténégro de la tutelle économique trop pesante de l'Autriche-Hongrie. Elle avait aussi pour effet de montrer au monde que l'Italie s'intéressait particulièrement à l'avenir de cette région des Balkans. Le roi y voyait là le moyen de s'affirmer politiquement au niveau international, tandis que l'Italie pensait y trouver un pion docile dans le jeu balkanique pour faire pièce au Drang nacht osten autrichien [20] et servir ses ambitions balkaniques. Cette politique fut valable jusqu’au premier conflit mondial où l'Italie chercha à s'entendre avec le Monténégro pour s'emparer de la Dalmatie [21]. Mais l'affaire de l'occupation de Scutari en juin 1915, qui entravait les visées italiennes sur l'Albanie, vint contrarier cette alliance. À partir de ce moment la diplomatie italienne mis tout en œuvre pour discréditer la monarchie monténégrine, en appuyant la théorie de la trahison et l'affaiblir, au point de refuser de lui venir en aide à la fin 1915-début 1916.  
       
  Mais la dualité des pouvoirs en Italie en matière de politique étrangère vient compliquer la situation. Le ministre italien parle-t-il au nom de son ministre des affaires étrangères, le baron Sonnino [22] ou au nom du roi et de la reine, la fille de Nicolas? En effet, le baron Sonnino apparaît comme méfiant vis-à-vis de la dynastie, et refusera le ravitaillement du Monténégro occupé, comme cela se passait pour la Serbie ou la Belgique, sous prétexte de la duplicité du roi [23]. Au contraire la royauté italienne n'acceptera pas de voir le Monténégro disparaître, du mois tant que le roi Nicolas sera en vie [24]. Mais une nouvelle fois les choses se compliquent. Lorsque le roi menace de s'installer en Italie, ce que craignent la France et la Russie [25], Victor-Emmanuel l'en dissuade. Au contraire à la même période le gouvernement reçoit une allocation de 100 000 francs de la part du gouvernement italien [26]. Il apparaît donc en réalité que le gouvernement et même la dynastie italienne se désintéressent plus du sort de la dynastie monténégrine que du Monténégro lui-même [27]. L'Italie s'accommoderait mal d'une déchéance du gospadar dans le cas d'une union de la Serbie et du Monténégro, même si elle sait ce mouvement inévitable. Son but est donc de le retarder "non par amour pour le Monténégro, mais par défiance d'une Serbie démesurément agrandie et qui aspire, sans le dire ouvertement, à disputer à l'Italie la maîtrise de l'Adriatique" [28]. Le Monténégro n'est donc pour elle qu'une monnaie d'échange avec la future Yougoslavie [29].    
     
  La politique italienne est donc de favoriser les dissensions entre le Monténégro et les autres Alliés pour mieux l'arrimer à elle. Ces autres Alliés; la Russie et la France notamment qui ont eux décidé de jouer la carte serbe dans les Balkans, voient de façon négative ses tentatives de rapprochement. Et pour y parer, ainsi qu'à toute velléité d'indépendance politique de la part de Nicolas, ils usent de l'arme financière, en coupant ou diminuant les subventions allouées par l'Entente au gouvernement monténégrin; baisse de 200 000 à 100 000 francs de la subvention française et arrêt de la subvention russe en janvier 1917 à la suite de la démission du cabinet Radovitch [30].    
       
  Mais ces politiques n'en sont pas moins changeantes en fonction de la situation des états. Ainsi la Russie qui pesait de tout son poids pour l'union avec la Serbie [31] et qui refusait notamment la création d'une légion monténégrine comme on le verra dans le chapitre suivant, après la révolution, change d'avis. Rejetés dans le camp des vaincus par les autres membres de l'Entente, les Russes "Blancs" [32] voient dans le roi Nicolas un allié potentiel pour faire valoir leurs droits. Ainsi, Islavine, après avoir combattu les aspirations à l'autonomie du roi, entretiendra la "mégalomanie" du roi, en l'incitant à demander des garanties aux Alliés sur son retour au Monténégro et sur ses projets d'agrandissement territoriaux [33].    
       
  Il en est de même pour le Royaume-Uni qui sur les conseils de l'ancien représentant britannique au Monténégro, le comte Salis, avait stoppé son aide au Monténégro après l'occupation de Scutari. Sur l'insistance de la France, le gouvernement de Londres avait repris cette aide en janvier 1916 au moment du désastre pour le Monténégro. Elle continua en participant pour moitié (200 000 francs/mois) à l'allocation que l'Entente versait au gouvernement monténégrin en exil, mais l'avait supprimé en mai 1916 sous prétexte d'ordre administratif. Dans ce but Nicolas essayera de se rapprocher de Londres pour pouvoir de nouveau toucher cette indemnité [34]. Un an plus tard à la grande fureur des unionistes et des Serbes le président du conseil monténégrin E. Popovitch était décoré par le roi d'Angleterre [35]. Car à cette époque le Monténégro et de nouveau entré dans les faveurs du comte Salis.    
     
  Dans d'autres occasions, le roi essaya de s'attirer l'amitié et la collaboration d'autres personnes comme Essad Pacha, le rebelle albanais qui soutenait les Alliés [36] ou d'autre pays comme les États-Unis sur lesquels Nicolas fondait de grands espoirs surtout après la déclaration des 14 points [37]. Lors d'un entretien avec l'ambassadeur des USA en France, au moment de la Conférence Balkanique le 23 octobre 1917, celui-ci déclara à Popovitch "Eh bien ! Monsieur le président, vous n'êtes pas invité à la conférence? Nous non plus, d'ailleurs! Mais rassurez-vous, vous serez invité à la grande conférence, celle où l'on prendra les résolutions définitives, je vous le promets au nom de M. Wilson comme au mien, et il sortira un Monténégro agrandi" [38]. Cette affirmation est reprise par le président des USA lui-même dans une réponse à un télégramme de félicitation du roi à l'occasion du 4 juillet 1918 [39]. Mais ces belles paroles de Wilson restèrent malheureusement lettres mortes, puisque après la Conférence, les États-Unis se retirèrent du jeu européen.  
       
  L'attitude de la France à l'égard du Monténégro fut tout autre, dans le sens ou, elle poursuivit la politique qu'elle avait tracé avec le gouvernement du tzar; soutient à la Serbie dans ses projets d'union sans pour autant rompre avec le Monténégro qui était un état reconnu sur le plan international et qui de plus était un état Allié. Pour elle le Monténégro était suspecté à "juste titre" [40] puisque Delaroche-Vernet parlait ainsi du roi: "... à l'homme dissimulé et fourbe qu'a toujours été le roi" [41]. On reprochait au roi d'avoir une politique personnelle et d'avoir traité avec l'Autriche en janvier 1916. Cette duplicité, Nicolas n'est pourtant pas le seul à la pratiquer. La diplomatie française à plusieurs reprises fit preuve d'un certain cynisme à l'égard du Monténégro.    
     
  Ainsi en 1915, à l'occasion du traité de Londres qui scellait l'entrée en guerre de l'Italie au côté de l'Entente, la France, la Grande-Bretagne et la Russie n'hésitent pas à attribuer à l'Italie les Bouches de Cattaro, malgré les droits reconnus du Monténégro sur cette région par la déclaration de 1909 [42]. En 1917, lors de l'offre de paix séparée a l'Autriche, la France n'hésite pas de nouveau à traiter sur le dos du Monténégro. Ainsi le 22 août 1917, la France lors des négociation avec le comte Revertera [43] propose à l'Autriche en échange de la paix "des rectifications de frontières sont possibles entre l'Autriche et le Monténégro." C'est-à-dire la cession du mont Lovtchen. Viennent ensuite les arrangements pour les autres pays "la Serbie rentrera dans ses frontières telles qu'elles existaient à la fin de juillet 1914. Elle sera territorialement unie au Monténégro" [44]. Non contente de négocier avec l'Autriche, chose qu'elle avait reprochée en son temps au Monténégro, la France dispose de ce pays comme d'une simple monnaie d'échange lui appartenant. Cette attitude ambiguë à l'égard des représentants officiels du Monténégro, la France l'entretient aussi en apportant un soutien plus ou moins dissimulé, aux partisans de l'union en laissant entrer leurs revues parues en Suisse, alors que dans le même temps, elle refuse l'entrée de revues royalistes, car celles-ci sont jugées austrophiles [45]. Cette politique de soutien aux revues du Comité Monténégrin pour l’Union Nationale s'applique aussi à ses membres. Ainsi le gouvernement se retrouve-t-il embarrasser lorsque le 29 août 1918 le gouvernement monténégrin publie un arrêté mettant en accusation de haute trahison les membres du Comité (Radovitch, Spassoyevitch, Gatalo, Djourachkovitch et Ivanovitch). La France s'autorise des actions qu'elle refuse au Monténégro en traitant avec l'Autriche et pratique la duplicité dans ses rapports avec le Monténégro. En suivant le raisonnement qu'elle a sur l'attitude du Monténégro, nous pourrions être amené à dire que la France a trahi, trahi un de ses alliés; le Monténégro. Mais l'étude des rapports serbo-monténégrins nous montre qu'elle ne fut pas la seule.    
       
     
       

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