Lorsque les
troupes Alliées pénètrent au Monténégro
en octobre-novembre 1918, se met alors en place une occupation du
Monténégro ainsi que de Cattaro et Scutari, sous les
ordres du haut commandement interallié d'Orient du général
Franchet dEsperey. Ces détachements interalliés
dirigés par le général Venel [1],
sont composés de troupes françaises, britanniques, américaines,
serbes et italiennes. Cependant ces deux dernières soucieuses
de leurs intérêts respectifs possèdent aussi sur
place des troupes qui ne relèvent pas de ce haut commandement
et de ce fait agissent sans en référer à Salonique
puis Constantinople où se trouve le haut commandement de l'armée
d'Orient. Cette situation engendre dans les faits deux zones d'occupation
bien distinctes; l'une italienne cantonnée sur le littoral
monténégrin (Cattaro, Niegoch, Virpazar, Antivari, Dulcigno,
et Scutari), l'autre Serbe se localisant plus à l'intérieur
des terres, même si elle se trouve aussi sur le littoral.
Les rivalités
entre les deux pays vont conduire à plusieurs reprises à
des incidents, mais le plus souvent par l'intermédiaire de
leurs partisans respectifs. Ainsi lorsque les Italiens décident
d'occuper Cettigné en novembre 1918, ceux-ci sont repoussés
par les partisans de l'union [2].
La multiplication des incidents conduira les Alliés à
envisager le départ des troupes serbes et italiennes pour les
remplacer par des Américains et des Britanniques [3].
Mais le refus de ces deux pays de s'engager plus en avant dans le
problème yougoslave, ne permettra pas une telle solution et
après leurs départs en avril 1919, les troupes Alliées
ne seront plus composées que de français, d'italiens
et de serbes. Pris entre deux feux, les Italiens et les Serbes tendent
à rejeter sur la France la responsabilité de la situation
dans l'Adriatique, Clemenceau décide l'évacuation du
détachement interallié du Monténégro [4].
Cependant Serbes et Italiens refusent d'obtempérer. Pour les
premiers, fort de la reconnaissance du royaume S.H.S. par les États-Unis,
leurs troupes ne peuvent pas évacuer un territoire qui est
placé sous leur souveraineté. Quant aux seconds, ils
déclarent ne pas dépendre du général Tahon
[5],
nouveau commandant des forces Alliées au Monténégro.
Cette situation durera jusqu'en juin 1920, lorsque les Italiens, lassés
par le peu de résultat obtenu, quitteront le Monténégro
[6].
Ce départ ne signifiait pas pour autant leur désintérêt
complet pour cette région, puisque comme je le verrai dans
le chapitre suivant, l'activité déstabilisatrice entreprise
par les Italiens perdurera jusquau Traité de Rapallo.
Si, par leur
attitude, les Italiens ont contribué à empoisonner la
situation, la partialité des autorités françaises
dans l'occupation du Monténégro n'a pas été
sans effet. On retrouve ce parti pris à la fois sur le terrain
et dans les relations avec le gouvernement du roi Nicolas. Ainsi lors
d'une tentative d'insurrection à Cettigné, organisée
par Yovan Plamenatz, contre la présence serbe, le général
Venel n'hésita pas à faire feu sur les rebelles [7],
pour préserver la ville. Or, lors de leur arrivée au
Monténégro les autorités militaires avaient ordre
à la fois d'agir au nom du roi (elles n'ont pourtant rien fait
pour faire respecter cette autorité), mais aussi de ne pas
intervenir dans les luttes politiques. Conscient de ce parti pris
E. Popovitch, président du conseil monténégrin
refuse de rentrer en France à cause du "mauvais vouloir"
de celle-ci. Ainsi par deux fois des représentants de la France,
tout en reconnaissant toujours le roi, reconnaissent l'annexion de
fait du royaume monténégrin par le royaume S.H.S.. Tardieu
[8]
en février 1919 refuse l'étude des frontières
entre le Monténégro et la future Yougoslavie puisque
le Monténégro faisait partie du royaume S.H.S., tandis
que Millerand [9]
accorde l'Albanie du Nord à la Serbie puisque"l'on
part de l'idée que le Monténégro sera partie
intégrante de l'État Serbe, Croate et Slovène"
[10].
Par ces petites phrases, il apparaît de plus en plus évident
que le fait accompli serbe au Monténégro, tend à
devenir la norme, et que les gouvernements Alliés l'acceptent,
(la France dès le mois de juin 1920 décide de supprimer
sa légation à Cettigné) en attendant de trouver
le moment propice pour rompre avec le Monténégro. Cependant
le passage du Monténégro sous administration serbe ne
se fera pas sans problème.
B.
Le Monténégro passe sous administration serbe
La libération
et l'occupation du pays par les troupes "yougoslaves" suivies de la
résolution de la Grande Skoupchtina du 26 novembre avaient
dans les faits rattaché le Monténégro au royaume
de Serbie. Pour montrer que cette union était rentrée
dans les faits le nouveau cabinet serbe de M. Protitch accueillit
dans ses rangs un ministre monténégrin affecté
au ravitaillement (M. Raitchevitch) [11].
Et dans le but de se montrer sur de son fait, accepte l'idée
d'un plébiscite, mais ne voit pas l'utilité d'un contrôle
Allié puisque la Serbie est un pays indépendant et démocratique
[12].
Cependant à cette date, bien que les fonctionnaires et les
militaires de Belgrade soient déjà sur place, le pouvoir
au Monténégro dépend toujours du Comité
Exécutif élu le 28 novembre, par une Grande Skoupchtina
qui siège toujours. Ce n'est en effet qu'à la fin avril
que le Monténégro passe réellement sous administration
serbe, avec l'arrivée du commissaire royal au Monténégro,
Ivan Pavitchevitch et la dissolution de l'assemblée monténégrine
[13].
En contrepartie, le Monténégro avait reçu dix
sièges dans l'assemblée provisoire du royaume S.H.S.
Le 17 février 1919 [14].
Mais cette
transition ne s'est pas faite sans heurts pour les autorités
serbes du Monténégro. Les méthodes employées
par ces derniers, et malgré l'attitude conciliante du nouveau
haut-commissaire [15],
vont très vite faire naître un sentiment de frustration
chez les Monténégrins, jaloux de leur indépendance,
contribuant ainsi à renforcer le camp des opposants au nouveau
régime et notamment celui des fédéralistes républicains
[16].
Leur attitude
agressive décrite dans de nombreux rapports ("... les Serbes
adoptaient, tant au Monténégro qu'en Dalmatie, une attitude
nettement agressive; ils semblent actuellement portés à
se considérer comme les maîtres véritables du
pays. (...) Les Serbes semblent plus disposés à considérer
leurs nouvelles provinces comme des conquêtes que comme des
états libres venus volontairement s'agréger à
eux") [17]
prenait différentes formes. Soit en agissant directement à
travers des mesures répressives, en plaçant le Monténégro
sous la loi martiale, restreignant la liberté de circulation
(à l'intérieur du pays et entre le pays et l'extérieur,
seuls les fidèles ont le droit de circuler comme bon leur semble)
[18],
ou en remplaçant les fonctionnaires monténégrins
à cause de leur "incapacité" [19]
par des fonctionnaires serbes: ceux-ci par exemples profitent en avril
1919, de l'absence du général Tahon, pour remplacer
tous les préfets monténégrins [20].
Ou bien en favorisant "brutalement les militants serbes" qui
eux-mêmes ne reculaient devant rien pour asseoir leur pouvoir
[21].
Cette politique
d'assimilation forcée par la terreur, déjà pratiquée
par les Serbes en Macédoine en 1913 et décrite dans
le rapport de la Fondation Canergie pour la Paix Internationale,
Enquête dans les Balkans, 1914 (p 143-174) se prolongea
tout au long de ces deux années et au-delà et ce malgré
les dénégations de Pavitchevitch qui décrit un
pays calme [22]
appuyé en cela par les dépêches apaisantes envoyées
par Fontenay. Ces atrocités commises par les autorités
serbes furent d'ailleurs un des enjeux de la campagne électorale
pour l'élection de la Constituante de Belgrade, ou radicaux
et démocrates vont se rejeter mutuellement la responsabilité
de ces crimes.
Ainsi le journal
La Tribuna de Belgrade, organe du parti radical de Pachitch,
dans son numéro du 23 novembre 1920, parle-t-elle de la situation
au Monténégro et incrimine au gouvernement démocrate
de Davidovitch la responsabilité des crimes commis:
"...vous êtes ceux qui ont tué Joko Tzoto (cul-de-jatte
!). Vous êtes ceux qui ont tué la grand-mère de
Nechko R. Nikolitch d'un coup de canon ! Vous êtes ceux
dont le "comité d'exécution", par son décret
le plus ignominieux, a assassiné la grand-mère de Simonovitch,
du village de Dragovolitchi! Vous êtes ceux qui ont pillé
des milliers de jupes et layettes d'enfants. Vous êtes ceux
qui ont fourré des chats sous les jupes des femmes de Rovtza
en les fouettant !" [23].
Ces allégations
furent de nouveau citées à plusieurs reprises au cours
des années vingt par ce même journal ainsi que par Balkan,
un autre journal radical. Le 23 août 1922 ce dernier parle de
95 % des maisons monténégrines qui ont été
soit pillées, soit saccagées, soit incendiées
(dans son édition du 20 septembre 1923 Le Tribuna évoque
quant à elle 5 000 maisons brûlées). Ces déclarations
postérieures viennent donc corroborer les affirmations des
indépendantistes monténégrins et notamment la
déposition du général Vechovitch qui, après
avoir tenu tête aux Autrichiens, se retrouve accusé de
haute trahison par le gouvernement serbe pour avoir refusé
de prêter serment au roi Pierre Ier et pour avoir rencontré
le consul italien de Scutari. Durant son procès à Belgrade
le 11 février 1921, il déclare que son pays "est
transformé aujourd'hui en un enfer beaucoup plus terrible que
celui de Dante. (...) On a planté des épines sous les
ongles d'une femme pour lui faire dire, où se cachait son fils
insurgé; on a mis des chats sous les jupes d'une autre en liant
la partie inférieure de sa jupe, puis on a frappé les
chats qui, devenus enragés, déchiraient la chair de
la pauvre victime et tout cela pour obliger cette femme à dévoiler
la retraite de son fils rebelle. La malheureuse a refusé de
dénoncer celui-ci, mais elle a succombé sous les coups
de bâtons et les déchirures de la bête enragée"
[24].
On pourrait
voir dans ces affirmations une volonté de propagande, entretenue
par un esprit revanchard, notamment lorsque le ministère des
affaires étrangères monténégrin publie
en 1920 documents sur les atrocités serbes au Monténégro.
Pourtant au-delà de ces témoignages qui peuvent paraître
partiaux, ces accusations contre le régime serbe au Monténégro,
sont reprises par des étrangers ayant été sur
place. Étrangers que les autorités serbes supportent
de moins en moins, ce qui la conduit notamment à expulser du
Monténégro la mission britannique de ravitaillement
du Monténégro le 29 mai 1920, ainsi que l'expulsion
du colonel J. Burnham, chef de la mission humanitaire canadienne,
le 14 juillet 1920 car selon les autorités serbes sa mission
n'était plus en sûreté. Voici comment il décrit
la situation: "ce malheureux pays va de mal en pis. Le peuple ne
peut plus vivre dans ces conditions. Le pays tout entier est en deuil.
À cause de cette indicible terreur, la population commence
à perdre la raison. (...) Les Serbes ont essayé tous
les procédés inavouables et inimaginables; et du moment
qu'ils osèrent m'adresser des menaces de mort, il est facile
de s'imaginer leur conduite envers la pauvre population du Monténégro..."
[25].
Ces accusations sont aussi reprises par le capitaine américain
Bruce envoyé en mission pour soustraire la famille d'un monténégrin
naturalisé, aux exactions serbes [26].
Or peut-on reprocher à ces deux dernières nations d'avoir
des visées sur le Monténégro qui déformeraient
leurs jugements sur la situation?
Internements,
violences physiques et psychiques, saccages et pillages, situation
de disette entretenue par les autorités serbes qui ne distribuent
d'aide qu'aux familles loyalistes à l'égard du nouveau
pouvoir, toutes ces accusations furent reprises dans un rapport de
l'ancien représentant britannique à Cettigné,
le comte Salis. Accusations tellement graves que lord Curzon [27],
ministre du Foreign Office refusa, le 11 mars 1920, de divulguer à
la chambre des lords, les conclusions de ce rapport, car les informations
avaient été obtenues sous le sceau du silence [28].
Les élections de la Constituante ne réglèrent
nullement le problème, puisquen 1922, le consul français
de Scutari parle d'insécurité endémique et de
répression difficile à cause de la complicité
de la population [29].
Insécurité qui ne prendra fin qu'avec la mort du dernier
comitadjis monténégrin; Raspopovitch en janvier 1924
[30].
L'annexion ne s'est donc pas faite sans des tentatives de résistance
qui ont notamment amené au conflit Verts/Blancs (Monténégrins/Serbes
et Nicolaistes/Unionistes).