Les méthodes
employées par les Serbes n'ont pas été sans créer
tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, un
mouvement de protestation qui petit à petit pris l'allure d'un
mouvement de résistance à l'annexion ou l'union. À
l'extérieur, pour Nicolas les choix étaient simples.
N'ayant pas reconnu la décision de le Grande Skoupchtina, il
se devait de s'affirmer comme le seul représentant légal
du Monténégro en recherchant de nouveaux appuis; en
dénonçant la terreur centralisatrice serbe et en se
présentant comme un partisan du fédéralisme respectant
les particularités régionales. Cette politique ne l'empêchait
pourtant pas de mener des négociations avec la dynastie serbe,
dans le but de monnayer sa reconnaissance de l'union. À l'intérieur,
la résistance des autonomistes qui n'étaient pas obligatoirement
royalistes, pris la forme d'une insurrection armée qui déboucha
sur le conflit Verts/Blancs. Ce conflit s'éternisa bien au-delà
des élections de la Constituante de Belgrade qui marquait pourtant
pour les Grands, la fin du problème monténégrin
sur le plan international.
A.
La politique de Nicolas
Dans un premier
temps le gouvernement monténégrin en exil et à
travers lui le roi Nicolas se montre résolument contre l'annexion
de son pays par la Serbie, en dénonçant les pratiques
serbes et en demandant leur départ pour qu'ils soient remplacés
par des troupes Alliées dans l'attente du retour du Monténégro
officiel en compagnie des représentants officiels accrédités
auprès de lui, pour légitimer son retour. Dans ce but,
il rassemble autour de lui ses partisans, qualifiés d'éminemment
suspects par Delaroche-Vernet [1],
et nomme un nouveau Premier Ministre; Yovan Plamenatz que le comte
Salis qualifie "d'homme à l'ancienne mode".
Cependant face
aux difficultés que rencontre sa cause au Monténégro
et dans son entourage qui enregistre de nombreuses défections
[2]
le roi, dans le but de présenter une image positive et démocrate
aux Alliés, décide de pratiquer une politique de conciliation
en suivant leurs recommandations. Ainsi décide-t-il de signer
un message à destination du peuple monténégrin,
rédigé par le président Wilson le 22 janvier
1919, appelant la population au calme:
"À
mon cher peuple,
Je vous supplie de rester tranquille chez vous et de ne pas vous opposer,
par les armes, aux troupes qui cherchent à s'emparer du gouvernement
de notre pays. J'ai reçu les plus hautes assurances des représentants
des pays Alliés, que très prochainement une bonne occasion
sera offerte au peuple monténégrin de se prononcer librement
sur la forme politique de son futur régime. Et, pour ma part,
je me rangerai avec plaisir à cette décision.
Nicolas" [3]
On pourra d'ailleurs
remarquer à cet égard, que les assurances Alliées
ne se traduiront jamais dans les faits et que cette lettre n'empêcha
pas les exactions serbes de continuer. Dans cette même optique,
il déclare être près à abdiquer si l'on
garantit l'autonomie de son pays [4]
et regrette l'attitude de son nouveau Premier ministre qu'il juge
trop virulente à l'égard des Alliés.
Ce changement
d'orientation politique qui donne à ses déclarations
un ton fédéraliste et républicain [5],
à pour but de faciliter la recherche de nouvelle alliance.
L'Italie en effet se montre de plus en plus irritée par les
initiatives royales et lui refuse par exemple l'autorisation de s'installer
sur le territoire italien [6].
Ne voulant pas être une simple monnaie d'échange, il
décide de placer ses espoirs dans les États-Unis et
la Grande-Bretagne qui toute deux verraient d'un bon il la création
d'une fédération yougoslave. Cette attitude est encouragée
par des résultats prometteurs obtenus dans les deux pays. Ainsi
à l'occasion d'une visite du roi au stade Pershing lors d'une
compétition d'athlétisme, il est particulièrement
bien reçu par la délégation américaine,
délégation qui multiplie les décorations aux
soldats monténégrins [7].
Au Royaume-Uni des manifestations demandant le rétablissement
du Monténégro ont lieu, tandis que le comte Salis et
Grahame (chargé d'affaire auprès du gospadar) se rangent
à l'idée d'une fédération [8]
ou lorsque Lloyd George évoque le sort du Monténégro:
"on n'a pas traité le Monténégro comme il
le méritait, bien plus, on a été, à son
égard, souverainement injuste. Nous réparerons tout
cela nous-mêmes si les autres n'y veulent pas consentir"
[9].
Ces espoirs,
il ne les plaçait pas seulement dans de nouvelles alliances.
Ainsi durant toute cette période, il n'hésita pas à
parlementer avec les Karageorgevitch, par l'intermédiaire de
la princesse Hélène de Serbie. Et ce malgré les
dénégations de Fontenay, résolument serbophile,
pour qui la princesse est choquée par la révolution
bolchevique en Russie [10].
Les deux dynasties y avaient en effet tout intérêt. Les
Karageorgevitch pour légitimer une annexion qui leur posait
plus de problèmes que prévus et ainsi couper court au
mouvement insurrectionnel. Les Petrovitch-Niegoch, quant à
eux y voyaient là, le moyen de monnayer leur renonciation au
trône du Monténégro. C'est d'ailleurs sur ce point
que les négociations échoueront en juillet 1920. La
Serbie était prête à accorder 1.2 million de francs
par an, alors que le gospadar en désirait immédiatement
15 [11].
Néanmoins,
ces belles intentions anglo-saxonnes resteront lettres mortes. Les
États-Unis se retireront du jeu européen pour retourner
à leur isolationnisme, tandis que la Grande-Bretagne suivra
les décisions françaises. Le roi se trouvera de nouveau
contraint de jouer la carte italienne, malgré les divergences
et les irritations. "Ils (les Italiens) font leurs affaires, et
leurs affaires seulement" [12].
Ainsi, après avoir désapprouvé l'action D'Annunzio
sur la ville de Fiume [13],
car selon lui elle rapprochait les Serbes des Croates, alors que ces
derniers manifestaient des tendances nettement séparatistes,
il manifeste un intérêt croissant pour le personnage.
Ce dernier lui enverra même un portrait dédicacé,
suscitant chez le roi un nouvel optimisme lorsqu'il déclare
à Delaroche de manière détournée: "si
l'on ne m'accorde pas ce que je veux, je ferai un petit tour de ma
façon, sans effusion de sang, bien entendu, mais un bon petit
tour" [14].
Ce rapprochement se fait au moment où, grâce à
l'Italie, un camp d'entraînement a été constitué
à Gaète, dans la banlieue de Naples. Camp qui reçoit
les partisans volontaires ou forcés du roi, en prévision
de leur départ, pour un hypothétique débarquement
au Monténégro, dans le but de soutenir le soulèvement
des verts contre l'annexion du royaume par la Serbie.
B.
Insurrection et conflit Verts/Blancs
Le mouvement
de rébellion à la présence serbe ne semble pas
s'être manifesté dès l'occupation du pays. En
effet après trois années d'occupation autrichienne,
la population accueillit les Serbes en libérateurs. De plus
les conditions du départ du roi en janvier 1916 et les suspicions
qui pesaient sur lui faisait qu'une grande majorité de la population
était contre le retour du roi. Cependant, cette semblante unanimité,
manifestée dans les résolutions de la Grande Skoupchtina,
ne durera pas longtemps. Très vite l'on vit deux groupes prendre
forme. D'un côté les Vieux Monténégrins
se constituaient en groupements actifs: les "Verts" qui s'opposaient
aux "Blancs" qui représentaient le parti de la jeunesse monténégrine
(Omladina).
Cette opposition
fut dès lors entretenue par la propagande italienne qui y voyait
là un moyen de servir ses intérêts. Celle-ci visait
autant à soutenir le parti vieux monténégrin
qu'à soutenir les prétentions albanaises dans la région
de Podgoritza ou d'Ipek. Fort de ce soutient, le parti Vert décida
d'agir. L'ancien président du conseil Yovan Plamenatz passe
à l'action et tente de soulever la population et de marcher
sur Cettigné le 4 janvier. Les insurgés sont pour la
plupart originaires du vieux Monténégro (région
de Niegoch, Nikchitz et Virpazar dont est originaire Plamenatz), fidèle
à la dynastie. Arrivé le 5 à Cettigné,
ils auraient demandé au général Venel d'établir
un détachement Allié dans la capitale à la place
de la garnison serbe. Cependant le 6, le mouvement de protestation
tourne au massacre, puisque la garnison serbe ravitaillée en
sous-main par le général Venel, selon les royalistes
[14]
passe à l'offensive, tandis qu'un détachement français
empêche toute retraite aux insurgés. On relèvera
50 morts selon les sources officielles françaises [16],
10 fois plus selon le gouvernement monténégrin. Le haut
commandement de l'armée d'Orient se justifiera par ces termes
dans un télégramme "... pour préserver
la ville arrêta rebelles par le feu" [17].
Pourtant le gouvernement s'empressa de demander à Barrère,
ambassadeur à Rome, de démentir les propos des journaux
italiens quant à la partialité des autorités
d'occupation françaises [18].
Toujours selon
le rapport de Franchet dEsperey, les insurgés auraient
été trompés par les meneurs qui se seraient bien
gardés de signifier le but réel de l'opération
qui était de rétablir le roi, et n'auraient laissé
entrevoir qu'un pillage ou une fête. Meneurs qui quant à
eux se seraient réfugiés auprès des autorités
italiennes à Cattaro ou à Saint-Jean-de-Médua.
Cet incident ne fera qu'exaspérer le parti serbe contre les
Italiens qu'ils accusent d'être à l'origine de cette
insurrection. Cette influence néfaste des troupes italiennes,
dénoncée par le remplaçant du général
Venel; le général Tahon, pour qui elles sont à
l'origine des troubles et désordres, en pratiquant une propagande
alimentaire et pécuniaire et en armant les insurgés
monténégrins ou les rebelles albanais, sera à
l'origine de la multiplication des incidents entre Italiens et Blancs:
- 07.06, attaque du consulat italien d'Antivari
- 14.06, manifestation anti-italienne à Cattaro
- 29.06, gendarmes yougoslaves tirent sur soldats italiens
- 20.07, assassinat du lieutenant Rubbi et d'un soldat alors que des
Serbes voulaient arrêter des Monténégrins cherchant
à fuir le Monténégro et s'étaient placés
sous la protection italienne
- attentat sur la ligne de chemin de fer d'Antivari à Virpazar...
[19]
Nous avons
donc une agitation entretenue par l'Italie, mais elle est aussi alimentée
par les méthodes expéditives des Serbes qui par leurs
procédés jettent dans le camp des insurgés des
personnes jusqu'ici favorables à l'union ou tout du moins à
une "Yougoslavie fédérative". Ainsi en mai 1919, l'administration
serbe ordonne l'incorporation des hommes de 18 à 35 ans n'ayant
pas encore servi dans l'armée serbe. Ce décret aboutira
à la désertion de 70 % des recrues qui iront rejoindre
les comitadjis dans les environs d'Antivari, Nikchitz et Ipek [20].
Ces raisons expliquent en partie les causes de la poursuite de ce
mouvement bien au-delà du désengagement italien.
Mais cet engagement
des Italiens aux côtés des forces loyalistes au gospadar
se traduit aussi par une activité fébrile en Italie.
Fort du soutien d'un comité parlementaire baptisé "pro-Monténégro"
ainsi que de l'intérêt que porte au problème la
reine Hélène, des Monténégrins ont installé
en Italie un camp d'entraînement et de regroupement en vue d'une
opération au Monténégro. Ce camp d'abord situé
dans la banlieue de Rome à Montecavo, puis transféré
à Gaète compta jusquà 4 250 hommes soit
l'équivalent de trois bataillons d'infanterie plus une compagnie
de mitrailleuses [21].
Toutefois,
selon ce même lieutenant, les avis au sein du camp sont plus
que partagés, puisque la moitié seulement des effectifs
serait favorable au roi:
- troisième bataillon qui est favorable au roi a été
armé et aurait reçu l'ordre de se préparer
- le deuxième bataillon serait sans opinion
- quant au premier bataillon, il serait favorable à l'union.
Si les avis
sont si partagés, cela est dû en partie aux procédés
de recrutement. Car si au départ, le roi a convié ses
périaniks [22]
et quelques-uns de ses fidèles à rejoindre l'Italie,
très vite les sources de nouvelles recrues se sont taries.
Aux départs volontaires se sont succédés les
départs forcés; en menaçant de destitution les
fonctionnaires qui refusaient de partir avant le 1er décembre
1919 [23],
ou en supprimant les subventions aux étudiants récalcitrants
[24].
Aidé par les autorités italiennes, le gouvernement monténégrin
allait jusquà enrôler de force des prisonniers
monténégrins rentrant d'Allemagne et cherchant à
rejoindre leur pays par l'Italie [25].
Le problème de ces évadés ira jusquà
créer un incident diplomatique entre l'Italie et la Serbie,
puisqu'un de ceux-ci sera pourchassé par la police italienne
et par des Monténégrins jusque dans la légation
serbe de Rome, où il s'était réfugié [26].
Ces hommes
ne prirent jamais part à un quelconque débarquement,
malgré les pressions de la marine italienne qui voulait rééditer
un "exploit" à la D'Annunzio sur la côte Adriatique,
à l'insu du ministère des affaires étrangères
italien [27].
En effet le 20 novembre le comte Sforza signe avec la Yougoslavie
le traité de Rapallo qui règle en quelque sorte le sort
du Monténégro. Mais il faudra attendre la mort du vieux
roi le 1er mars 1921 pour que l'Italie dissolve le camp en mai 1921
[28],
mettant fin ainsi à plus de deux années d'activisme
sur l'autre rive de l'Adriatique scellant ainsi le sort du Monténégro
sur le plan international (les résultats des élections
de la Constituante de Belgrade ne servirent que de prétexte,
puisque l'Italie ne s'opposait plus à l'union) et ce même
si le mouvement insurrectionnel demeurera un problème, sur
le plan intérieur pour la nouvelle Yougoslavie.