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CARTES, DESCARTES ET UTOPIE

L’urbanisation de l’espace mental

 

Johann Trumel

INTRODUCTION

I – EVOLUTION DE LA PERCEPTION DE L’ESPACE

A – Livre, ville et mémoire dans la tradition millénariste

B – Progressus et tabula rasa

C – Élargissement de l’espace

II – MAITRISE DU NOUVEL ESPACE-TEMPS

A – De l’organique au système

B – Géométrisation de l’espace physique (cartographie)

C – Urbanisation de l’espace mental

1 – le nouveau voyage

2 – l’imprimerie

III – L’UTOPIE DE MORE : REPRÉSENTATION DE L’ESPACE MENTAL CARTÉSIEN

A – Une carte de langage

B – « Paraître  voir tout en même temps »

C – Le système clos

CONCLUSION

 

            "Ainsi, ces anciennes cités, qui, n'ayant au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées (...) qu'encore que, considérant leurs édifices à part, on y trouve souvent ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comment ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés." Ainsi s'exprime Descartes, au début de la seconde partie de son Discours de la Méthode, pour comparer le désordre de la pensée errante, irraisonnée, à une ville médiévale, privée de plan d'ensemble, et construite comme un assemblage de bâtiments, superposition chaotique et irrégulière dans un espace indéfini. Ce que signifie, en premier lieu, cette métaphore urbaine, n'est autre que la pensée est un espace, encombré de connaissances hétéroclites, emmagasinées par l'esprit éduqué à force de lectures et d'apprentissage. Descartes, dans son Discours, nous apprend en effet que l'esprit ne devrait être géré que par un seul auctor, selon "un point qui fût fixe et assuré", autour et à partir duquel s'organiserait une pensée enfin rationnelle. Ce qu'il faudrait, ce serait donc l'éradication de la mémoire, rendue possible par le doute hyperbolique, et la révélation que tout ce que j'ai appris est contestable, donc non valable : "Ainsi, voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevé ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tenté de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins."

Cette réflexion cartésienne regroupe plusieurs thèmes entremêlés qui constitueront l'essentiel de notre étude : la ville, espace géographique, l'esprit, espace mental, et le livre, en tant qu'objet mémoriel, puis en tant qu'espace de représentation de l'espace mental. Car ce que propose Descartes, dans cette métaphore urbaine, n'est autre que le rasage de l'espace mental, afin de le reconstruire à partir d'un point fixe et unique, le cogito, et d'en faire un lieu maîtrisable et maîtrisé. Ce que nous retiendrons, en premier lieu, c'est la comparaison entre les livres, et l'apprentissage, et les monuments d'une ville, liés par un dénominateur commun : la mémoire. Nous étudierons comment les structures mentales changent radicalement de la Renaissance au XVIIe siècle, puis de quelle façon ces changements s'actualisent dans la représentation de l'espace imaginaire, physique, et mental. Ceci nous amènera à considérer l'Utopia de More comme une représentation pseudo-cartographique de la pensée cartésienne, comme un microcosme du macrocosme mental, enfermé dans la typographie et l'espace d'un livre.

            Nous allons donc commencer cette étude en mettant l'accent sur l'évolution des structures mentales, durant la période qui s'étend de la Renaissance au XVIIe siècle, et qui mit jour à de nouvelles conceptions de l'espace et du temps. De 1500 au XVIIe siècle, le temps est repensé en fonction de découvertes scientifiques, et de la remise en cause de l'ère millénariste et néo-aristotélicienne : la notion de progrès apparaît avec une nouvelle conception téléologique de l'histoire.

 

            Pour comprendre notre propos, il faut tout d'abord dire à quel point l'histoire de l'écriture et celle de la ville sont intimement liées. En fait, l'une et l'autre partent d'un même principe originel : la conservation d'une mémoire. La préhistoire des villes nous montre que la naissance des premiers monuments et des premières "écritures" part de ce même désir de conserver une mémoire, celle d'un groupe d'individus. Car les premiers monuments sont les pierres tombales, dressées à la mémoire des morts, de ceux qui ont composé cette collectivité : autour de ce cimetière s'est ainsi construit un espace, d'abord virtuel, ou invisible, et qui s'est vu, le long des années, agrémenté d'autres monuments. Ces premiers monuments sont à mettre en relation aux premières écritures, les peintures rupestres, qui ne signifient rien d'autre que le désir d'inscrire sa présence, de signer son territoire de son nom, ou de son œuvre, pour assurer sa pérennité. C'est autour des cimetières que s'est élargie la proto-ville, dans un mouvement qui semble toujours répondre à cette idée, si longtemps conservée, selon laquelle le centre d'un cercle d'abord virtuel, marqué par la position verticale des monuments, constitue le lien du terrestre au céleste, de l'immanence à la transcendance. La ville, composée de ces monuments, terme dont l'étymologie nous rappelle sa fonction réelle (monere signifie en latin : demeurer), tout comme le geste esthétique d'écriture, ont ainsi la même fonction : la ville, comme le texte, sera pendant longtemps un "aide-mémoire".

 

            D'ailleurs, la ville, dès ses origines, semble prendre naturellement la forme d'un cercle. Cette figure doit être reliée à sa symbolique, qui n'échappe à personne : ainsi, Wunenburger cite-t-il Dubois qui, dans Urbi et Orbis, écrit : "L'image du cercle est ancienne : la cité de Platon, dans les Lois, est circulaire, ainsi que la capitale de l'Atlantide dans Critias. Cette figure renvoie à une archétypologie où se manifeste le sens du sacré : le rond magique, la roue de l'éternel retour. Perfection fermée, finitude rassurante, exclusion du chaos comme lieu de l'inceste et de l'informel" (p.41). Les premières villes, comme les premières écritures, relèvent d'une tendance à lier le terrestre au sacré.

 

            En effet, avant le XVIe siècle, l'utopie telle que l'entend le sens commun - le lieu idéal - était toujours pensé en terme de sacré, de divin : le lieu idéal n'avait pas besoin d'être créé par l'homme, puisque Dieu l'a déjà fait. L'archétype du lieu idéal est évidemment le Paradis, l'Eden, et la quête du lieu idéal se limite longtemps à l'attente de la Jérusalem céleste sur terre. Les esprits de l'époque médiévale sont trop imprégnés de christianisme pour projeter un lieu idéal autre que l'Eden. Le Chrétien vivait dans l'attente de l'avènement de Dieu, dans un monde qu'il concevait comme le livre de son Créateur, un livre de symboles qu'il pouvait lire, grâce à quelque révélation céleste. Le monde devient un monde clos à déchiffrer car "il n'y a partout qu'un même jeu, celui du signe et du similaire, et c'est pourquoi la nature et le verbe peuvent s'entrecroiser à l'infini, formant pour qui sait lire un grand texte unique" (Foucault, p.49). Cette vision des choses est née d'une vision millénariste de l'histoire, qui considère le monde comme le livre de Dieu, un monde qu'il faut savoir déchiffrer. C'est dans ce contexte que le germe de l'utopie s'est développé pendant très longtemps, mais cette utopie n'est pas encore appréhendée selon les paramètres du Progrès ou de l'histoire, comme elle le sera à partir de la fin de la Renaissance, mais encore selon la tradition et le symbole. Ainsi que le dit Wunenburger, l'utopie d'alors est associée à une théosophie de la nature : le monde parle, il est fait de symboles qui renvoient toujours au même "Signifié suprême", Dieu lui-même. Un tel monde porte un sens ; il est géré, dans sa cohésion et sa cohérence, par l'instance suprême et divine, par un auctor : Dieu. De sorte que "le microcosme renvoie au macrocosme" comme le dit Foucault dans les Mots et les Choses : nous sommes alors dans un monde de symboles où le visible renvoie à l'invisible. "La connaissance de la nature et l'interprétation néoplatonicienne perpétuent cette logique de la lecture du monde, qui fonctionne par correspondances : le haut est relié au bas, par les monuments tels que l'église, et le spirituel est relié au matériel" (Wunenburger, p.247).

 

Ainsi, la croix qui se dresse dans le ciel, dans les représentations picturales et mentales de la Jérusalem céleste, se retrouve dans l'armature urbaine, naissante, du Moyen Âge. Selon le Mollé, "si la Jérusalem céleste se présente comme une ville circulaire à plan crucial, la disposition cruciale des artères principales est la dominante de l' « urbanisme médiéval ». Le cardo et le decumanus sont ainsi symbolisés, ils représentent la croix christique ; mais, selon le Mollé encore, c'est surtout d'un point de vue cosmogonique qu'il faut comprendre cet aspect : la ville, qui s'ordonne autour de ces deux axes "est reliée au ciel par deux voix ouvrant sur les points cardinaux" (p.281) ; le Mollé cite alors Leroi-Gourhan, auteur du livre intitulé le Geste et la parole : "c'est un caractère constant du microcosme urbain que d'assurer, outre les liaisons cardinales, la liaison du centre avec le ciel" (id). L'église se trouve donc au centre de la ville, à l'intersection des deux axes : "la ville ainsi "intégrée au dispositif universel" répond à sa propriété fondamentale qui est de "mettre de l'ordre dans l'univers environnant à partir d'un point donné"(p.281. On retrouve déjà l'idée du cogito, qui a pour fonction de mettre de l'ordre dans l'espace mental et dans l'urbanisation de la réflexion - l'expansion du raisonnement selon un point fixe, unique et régulateur. Mais le centre de la ville médiévale, et du début de la Renaissance est encore un lieu symbolique ; on en est encore à la divinatio, ce mode de connaissance qui "supposait toujours des signes qui lui étaient antérieurs. (...) Elle avait pour tâche de relever un langage préalable réparti par Dieu dans le monde ; c'est en ce sens que par une implication essentielle elle devinait, et elle devinait du divin" (Foucault, p.73). Le centre de la ville n'était conçu comme son lieu primordial uniquement parce qu'on lui associait l'image de Dieu. Il faudra attendre la fin de la Renaissance et le début du XVIIe siècle pour que le signe soit envisagé différemment, et pour que les mots se séparent des choses.

 

            Car à partir de la fin de la Renaissance, qui voit se développer les techniques et les sciences, on assiste à une marginalisation de cette vision symbolique et cosmogonique du monde. L'optique, science reine de la Renaissance, la découverte des règles de la perspective, et les  inventions technologiques telles que l'imprimerie, ou la cartographie, vont aider à reléguer la conception millénariste du monde au rang de la poésie. D'autre part, "l'eschatologie chrétienne va permettre à sa conception du temps linéaire de se laïciser et d'ouvrir la porte  à une philosophie téléologique de l'histoire". L'homme n'avance plus dans la linéarité d'un temps du salut : la fin chrétienne est remplacée par d'autres, liées aux découvertes scientifiques et à l'espoir qu'elles suscitent. "L'utopie paradisiaque cède place à de nouveaux modèles utopiques, grâce à une nouvelle espérance historique d'une nature désacralisée". Ainsi, la crise de l'Église, qui la vit se diviser après la Réforme, correspond à la crise de la pensée symbolique : le symbole cède lui aussi sa place au signe, comme nous le verrons plus loin.

 

            La rationalisation et la désacralisation amènent la construction de nouveaux modèles, et le lieu idéal sera pensé selon de nouvelles structures mentales novatrices : c'est dans ce contexte de révolution mentale qu'apparaissent les utopies, en tant que genre littéraire, la première et la plus fameuse étant la première d'entre elles, celle de Thomas More, celles qui la suivront n'étant que des variantes d'un même schéma. Au livre du monde, fait de symboles, s'est substitué le monde du livre, avec l'apparition de l'imprimerie, célébrant la victoire du signe et du système de signes sur la pensée rêveuse, relativement libre dans ses interprétations, et errante. La pensée millénariste est donc morte avec la fin de la Renaissance, et sa conception téléologique de l'histoire : la pensée sera dirigée non plus vers l'origine - puisque la quête de la Jérusalem céleste n'est autre qu'un désir de retourner au lieu de l'origine du monde, le Paradis - mais vers l'avenir.

           

Ainsi on en arrivera à des œuvres telles que celle de Sylvain Maréchal, qui, la veille de la Révolution, compose un pamphlet suggestivement intitulé l'An premier de la Raison. Il y décrit l'avenir de la société française, qui sera, selon lui, conforme à un idéal de paix, d'innocence, de justice, et de bonheur retrouvé. Ainsi termine-t-il son ouvrage en ces mots : "Tout ceci n'est qu'un conte à l'époque où je le trace, mais, je le dis en vérité, ce sera l'histoire" (Maréchal, cité par Baczo, p.473). L'utopie se fait donc vite uchronie : le lieu idéal n'est pas dans le passé, mais dans un avenir qu'il nous appartient de construire selon les lois de la raison. Nous sommes donc dans une logique du progressus, et non plus du regressus : le Progrès, la course vers l'avant, régit donc les esprits de la post-Renaissance. Il semble bien que l'utopie "cherche à libérer la société de son passé ; elle ne s'installe dans l'histoire que pour la faire repartir du point zéro" (Baczo, p.483).Un autre exemple significatif est celui de Mercier, et de son An 2440, composée au XVIIIe siècle, certes, mais qui coïncide parfaitement avec l'évolution des idées à partir de la Renaissance. Cet ouvrage raconte les mésaventures de l'auteur qui, après avoir dormi sept cents ans par quelque miracle, découvre le Paris du XXVe siècle. Remarquons tout d'abord, avec Brazco, que l’époque à laquelle se retrouve le narrateur est bien déterminée, ce qui nous dit "que l'année 2440 ne se trouve pas dans un avenir quelconque, mais dans celui qui appartient au progrès" : même si la rupture temporelle marque la distance entre un présent et un avenir, ces deux époques "font partie de la même histoire, celle du progrès" (p.485). Il n'est donc pas dénué de sens que de remarquer que le Paris futur, du point de vue de Mercier, correspond, dans son agencement urbain, à l'idée que l'on s'en faisait à l'époque. Paris est éclairée, embellie "par des monuments et de larges places", " ses rues sont pavées, les piétons ne risquent plus de se faire écraser par les voitures car on a installé des trottoirs séparés de la chaussée" (Brazco, p.485). Or, on sait qu'une telle rationalisation de la ville de Paris "était dans l'air du temps", à l'époque de Mercier. Déjà, bien avant lui, Henri IV avait lancé les premiers édits concernant l'aménagement urbain de la capitale, en souhaitant que les façades fussent alignées, ou que des trottoirs dédiés aux piétons soient construits - ceux-ci furent construits dans quelques lieux, mais les aménagements furent timides, et peu nombreux. Toujours est-il que la ville de Mercier va dans le sens, le bon sens de ces premières ébauches rationalisantes. Certes, Paris n'a pas été rasée : il s'agit plutôt de ce "rafistolage" dont parlait Descartes ; il reste néanmoins que la nouvelle capitale est rationalisée, et que cette rationalisation est passée par une négation de la mémoire, de l'histoire, des connaissances. En effet, en l'an 2440, l'histoire et les livres passés sont jugés sévèrement par les contemporains. Lors de la visite d'un collège, le narrateur apprend qu'on leur [aux enfants] enseigne peu l'histoire parce que l'histoire est la honte de l'humanité, et que chaque page est un tissu de crimes et de folies. A Dieu ne plaise que nous leur mettions sous les yeux ces exemples de brigandage et d'ambition" (Mercier, cité par Brazco. p.487). Mercier s'étonne par la suite de la petite bibliothèque royale ne contient que peu de livres. On lui explique alors que "d'un consentement unanime, [les contemporains ont] rassemblé dans une vaste plaine tous les livres qu'[ils avaient] jugé ou frivoles ou inutiles ou dangereux : [ils en ont] formé une pyramide (...) [et ont] mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens (...)" (id. p.488, c'est moi qui souligne). Ainsi, de même que Descartes a su rationaliser son esprit en faisant "table rase" de toutes les connaissances qu'il avait assimilées, la capitale nouvelle s'est trouvée urbanistiquement et socialement rationalisée par l'incendie de l'histoire, du passé, au nom du "bon sens".

           

            Ainsi, le temps n'est plus pensé selon les origines : il est l'objet d'une approche téléologique, tournée vers l'avenir et le progrès. Mais ceci n'est pas la seule transformation subie par la perception du temps, de la Renaissance au XVIIe siècle. Elle fut aussi normalisée, et installée de façon omniprésente dans les esprits de l'époque, et ce, par la découverte et l'invention d'une machine souvent dont l'importance est souvent négligée : l'horloge.  

 

            Vers la fin de la Renaissance, l'horloge est un instrument de plus en plus répandu, qui régularise, et normalise les comportements. Comme le dit Koyré, cité par Wunenberger, jusque là "la société se contentait de l'à peu près" (p.132) du temps vécu. Le temps de l'horloge n'est plus un temps dont la dimension est induite par les rythmes cosmiques : il est une norme permanente, omniprésente. "L'homme édifie autour de lui d'autres lignes invisibles, comparables à celles de la latitude et de la longitude : la ligne du temps est, elle, circulaire, et elle édifie un environnement invisible de contraintes et d'abstraction. En régnant sur la cité, le temps régulier des horloges annule la diversification des individualités en synchronisant les actions humaines." (id p.132)

 

            Ainsi, pour schématiser en employant les termes de Wunenburger,, "l'organique cède la place au mécanique, la différence à l'unification, la rêverie à l'efficacité" (p.133). Le temps cosmique est devenu le temps de l'ingénieur. La vie privée du proto-citoyen est organisée, planifiée, et ignore l'imprévu. L'ordre utopien sera celui du temps abstrait, du mouvement régulier des rouages "qui ramènent cycliquement le même au même" (p. 134).  La différence est uniquement actualisée par l'unité claire et distincte de l'aiguille : le temps utopien sera un temps anti-bergsonien.. Finalement, en ce qui concerne l'utopie, on peut même dire que l'homogénéité et la géométrisation du temps abolissent le temps ; dans la cité utopienne, il n'y a plus ni érosion, ni progrès. Juste un état figé dans la perfection théorique, dans un devenir répétitif : la "vie dans le monde utopien est sans fin parce que sans durée : (…) éternelle oscillation du même, l'utopie devient le discours de l'uchronie, l'aspiration à une instantanéité absolue" (p.134). Et, comme nous le verrons plus loin, l'intemporalité des utopies correspond à la spatialité normalisée de la page typographiée.

 

            Durant cette période, l'espace connut lui aussi un traitement radical ; l'expansion du monde, par les voyages, ou l'urbanisation naissante, eu un impact certain sur les structures mentales de l'époque. Comme nous le verrons, la clôture du monde dans ses représentations, est certainement à mettre en relation avec son expansion dans la réalité. La période de la Renaissance fut, entre autre, celle des découvertes des "nouveaux mondes". Les grands navigateurs, qui accostèrent les Indes, l'Amérique, la Nouvelle France élargirent ce monde, mettant ainsi en danger le statut dominateur, la position de maître de l'homme sur l'espace. Le monde est en mouvement, en expansion, et il semble sortir du cadre limité des connaissances humaines. C'est certainement pourquoi le XVIIe siècle cherchera, tout comme Descartes et son cogito, un moyen de fixer le monde, et de l'insérer dans les limites d'une carte géographique, ou d'un livre.

 

            L'expansion du monde a donc engendré une certaine inquiétude ; c'est ce qu'exprime Bernard Beugnot dans son introduction au colloque Voyages, récits et imaginaire. Selon lui, au XVIIe siècle, "il serait aisé de joindre un boisseau de textes pour constituer un authentique "sedentaria", au confluent de plusieurs  traditions hostiles à divers titres au voyage au principe desquels elles pressentent une inquiétude fondamentale(...)." (p.X). On pourrait rappeler que l'apparition de la ville et de l'écriture répondent à un besoin de sédentarité, lié à celui de conserver la mémoire de la collectivité. Mais les temps, et, avec eux, les structures mentales, ont changé, et la réaction contre le voyage n'est pas générée par les mêmes raisons. L'inquiétude des hommes du XVIIe siècle, spectateurs impuissants devant une telle expansion de l'espace réel, va les amener, forts qu'ils sont de la pensée cartésienne, à vouloir le fixer dans les limites de cartes, et à le maîtriser intellectuellement par l'application de la géométrie.

 

            L'élargissement de l'espace se faisait à un autre niveau : au niveau urbain. Selon Duby, l'urbanisation de 1500 à 1700 aurait augmenté de 100 % : "rares sont les cités, dit-il, qui, comme Rouen, ne doublent pas leur effectif". Ce phénomène, nouveau pour les contemporains, engendra autant de crainte que d'émerveillement, et c'est dès la deuxième moitié du XVIIe siècle que l'on inventa  "l'arithmétique politique", qui deviendront quelques siècles plus tard, les sciences humaines. Dans le domaine urbain, une nouvelle donnée apparaît : la taille. Ce phénomène sans précédent donna aux hommes l'envie de connaître l'espace, ou de le maîtriser, ce qui revient d'ailleurs au même pour Descartes.

           

Ainsi, comme nous l'avons dit, les années 1600-1680 constituent selon Beugnot une pause dans l'histoire du voyage. Selon Paul Hazard, cité par Beugnot, cette pause serait même à l'origine de l’époque classique. Il est vrai que les grands penseurs, et les hommes de lettres de l'époque ne sont pas de grands voyageurs. Guez de Balzac devient vite "l'ermite de la Charente", Descartes, malgré ses périgrinations, se livre à l'immobile méditation dans son poêle, et Molière, Racine, ou Corneille cèdent sans mal au tropisme curial. Comme le dit Beugnot, "l'épicurisme affiché ou latent (...) prône le repos et le resserrement de l'espace où vivre" (p.X). De même, le voyage, associé à la vana curiositas, est condamné par l'Eglise, et les "spirituels [appellent] aux richesses de la vie ou de la contemplation intérieure" (id.). L'inquiétude que provoque l'élargissement du  monde se transforme donc en un sentiment de vanité, qui s'actualisera dans un désir de fixité, et de clôture de l'espace : l'intellectualisation de l'espace géographique, rendue possible grâce à la géométrie, et à la façon dont Descartes s'en sert, permettront ainsi le développement de la science cartographique.

 

            Mais l'élargissement de l'espace est contemporain à une autre invention qui, elle, rend possible à l'homme de l'agrandir ou de le rétrécir à sa guise, de le maîtriser, en un sens. Les techniques du télescope et du microscope nous permettent de mieux voir, et de descendre dans des étendues invisibles à l’œil nu. Ces deux inventions reportent à l'infini le point de fuite, et semblent agrandir, ou rétrécir le sujet du point de vue. Dès lors, on a conscience de détenir des regards multiples ; d'autant plus que ces instruments participent encore à cette idée, leitmotiv de notre étude : l'élargissement et la réduction simultanés de l'espace. On remarque que ces deux inventions, d'après Koyré, auraient été possibles dès l'Antiquité. Mais l'intérêt que l'on manifestait pour elles n'était alors pas là : celui que l'on éprouve à partir de la Renaissance vient plus d'une nouvelle mentalité que d'un développement technique, somme toutes très relatif. On remarque donc que l'espace mentale a précédé la perception de l'espace physique. Contrairement aux hommes de l'Antiquité, ceux de la Renaissance et des périodes qui la suivirent admettent que le réel peut être déformé, réformé, reformé, tout comme l'espace mental de Descartes. On découvre en outre que le monde peut-être composé d'autres mondes emboîtés : le monde, le réel, peut donc être conçu comme un assemblage infiniment complexe ; c'est justement cette "découverte" qui donna à l'homme d'après la Renaissance un certain goût du détail et de la précision. D'autant plus que l'autre fonction de l'optique est de redresser, de corriger le monde, tout comme le cogito est l'instrument intellectuel qui permet de réformer ses pensées, et de les reformer à partir d'un point fixe, unique.

 

            La notion de progrès et celle de la normalisation de temps sont évidemment au premier plan des textes utopiques. Mais, en ce qui concerne l'An 2440, le lieu qui y est décrit appartient tout de même à l'histoire. Certes, on voit que l'on s'efforce d'oublier le passé, mais les fondations sont toujours présentes : Paris existe bel et bien, et cette ville réelle n'est pas la représentation de l'espace mental de Descartes. Il faut, selon lui, redéfinir l'espace, trouver un espace vierge, ou plutôt virginiser l'espace mental, l'esprit, pour qu'il devienne purement rationnel. L'espace mental cartésien, celui qui suit la découverte du cogito, est un espace vierge, et il appartient au sujet, à l'ingénieur de l'âme, d'en faire un espace rationnel, cohérent, d'où "rien ne dépasse". Même si elle sera inévitablement uchronique - au sens strict du terme, sans temps, sans histoire - l'espace mental de Descartes doit trouver sa représentation dans une utopie, un lieu de nulle part, un non-lieu, créé par un seul. Descartes traite d'ailleurs l'espace réel de la même façon que l'espace mental : après la découverte du point fixe cogital, point purement intellectuel, privé de corps - le doute cartésien va jusqu'à l'effacement de son propre corps, les sens n'étant pas dignes de confiance - le philosophe réduit l'étude de la nature, la physique, à l'étude de l'étendue, la géométrie. Comme le remarque Tournant, "la découverte de Descartes est que l'espace pur du géomètre et l'espace réel du physicien ne sont qu'une même chose" (Introduction à la littérature du XVIIe siècle, p.16) : de cette façon, on est passé du "connaître, c'est interpréter" du début de la Renaissance (Foucault, p.73), au "connaître, c'est construire" cartésien. L'espace physique, tout comme l'espace mental, doivent être traités de la même façon : la nature doit être intellectualisée, pour être connue, et maîtrisée : « "Il faut se rendre maîtres et possesseurs de la nature", déclare Descartes. C'est ainsi que Descartes refait le monde après Dieu : il imagine une création par étape où les opérations les plus simples laissent progressivement la place à de plus complexes" » (Tournant, p.16). C'est exactement ce que font les utopistes, et en particulier More, dont l'utopie, dont la description est essentiellement celle d'une carte géométrale, constitue une parfaite représentation de la réflexion cartésienne, du traitement de l'espace mental par le philosophe : l'espace d'Utopia, est un espace d'abord vierge, dont on ne connaît que le nom - ainsi que le veut le déroulement de la diégèse - et construit, au fur et à mesure, dans la démarche de géomètre nécessairement adoptée par le lecteur- on verra que même le compas est mentionné - d'abord dans ses grandes lignes, puis de façon de plus en plus précise. La différence entre l'utopie de More et l'espace mental cartésien consiste en l'étendue : alors que celui-ci est pour ainsi dire infini, celui de l'utopie se limite à un espace clos, insulaire, et fini. L'utopie est-elle une représentation microcosmique du macrocosme mental cartésien ? Toujours est-il que l'espace utopique sera un espace sans mémoire, un espace nouveau, construction purement intellectuelle.

 

            Tous ces changements entraînent des réactions chez les contemporains. On va s'évertuer à maîtriser cet espace en expansion et ce temps du progrès par des procédés scientifiques et intellectuels, et dans des représentations picturales et mentales. Car nous avons mis en relation deux espaces a priori de nature différente : l'espace géographique "réel", et l'espace mental "intellectuel". Nous allons voir que ces deux approches du concept spatial vont finir par se lier, comme nous l'avons déjà évoqué avec la géométrisation cartésienne de l'espace physique. Il va s'agir de montrer par quelle évolution ce phénomène a pu se produire, et comment, de la représentation picturale de l'espace, on en est arrivé à représenter, avec l'utopie morienne, à représenter d'une façon « pseudo-picturale », l'espace mental, intellectuel, cartésien ; l'approche sera donc chronologique.

 

            Comme nous l'avons dit, l'expansion de l'espace engendre une certaine inquiétude, et un désir de le maîtriser, espoir rendu possible par les multiples découvertes scientifiques de la période. En même temps, vers la fin de la Renaissance, la repensée du temps engendre des projets de créations urbaines, spatiales, ex-nihilo. Ces deux phénomènes, liés l'un à l'autre, se verront traduits d'abord dans la peinture du Quattrocento et du Cinquecento, puis dans le développement de la science cartographique.

 

            En effet, cette redéfinition de l'espace, dont on a parlé plus haut, et qui conçoit l'espace physique équivalent à l'espace du géomètre, n'a pas attendu Descartes puisque dès la Renaissance, on représentait picturalement des villes idéales, dans une vision géométrique. Dans tous les arts, on assiste à des transformations liées à la repensée de l'espace, qu'il s'agisse de la peinture ou du théâtre. De nouvelles lois de figuration plastique de l'espace transforment sa représentation symbolique, polysémique, en un espace clos et géométrique. La réalité doit être représentée selon la perspective picturale, dans le cadre conventionnel et mathématique du cube optique de Brunelleschi, ce qui est à la fois le symptôme et la cause d'une nouvelle vision du monde.

 

            Avant que Descartes, dans son Discours de la méthode, n'exprime le désordre mental qu'il combat, en utilisant la métaphore de l'architecte planifiant seul et de façon rationnelle une ville nouvelle, un courant de peintre de la Renaissance tentait de rationaliser la ville, dont la structure se limitait toujours à ses deux axes principaux. Autour de ces axes, la ville croissait de façon tout à fait chaotique : les maisons s'entassaient sans souci de rationalisation, elles se juxtaposaient, différentes, en autant d’hiatus, comme les phrases, les mots et les digressions d'un texte rabelaisien. Le plan d'ensemble n'existait pas. Ce mouvement coïncide, et ce n'est pas un hasard, avec l'avènement des seigneuries, centralisatrices, et surtout, note le Mollé, avec l'apparition du néoplatonisme et "le désir d'harmoniser le cadre d'existence avec l'équilibre de l'esprit et la sérénité de l'âme" (p.282). De très nombreux peintres vont tenter de construire la ville idéale ; la peinture de la Renaissance constitue en effet un véritable catalogue d'architectures fictives. Citons, à titre d'exemple, la « Perspective de la cité idéale », attribuée à Piero della Franscesca, qui nous offre une vision de l'espace repensée selon des lois géométriques : sa ville idéale "offre la perspective géométrique et rationnelle d'une ville à plan central, et dont le centre est lui-même occupé par un centre circulaire" (id).

 

            Cette réforme picturale "se produisit au moment où la mise au point de la perspective transformait les rapports entre peintres et architectes. La peinture va se trouver, en somme, apte à énoncer, à anticiper, expérimenter abstraitement les problèmes architecturaux" (Chastel, le Grand atelier, cité par le Mollé, p.283). Bien sûr, il ne faut pas conclure que les peintres de la Renaissance italienne ont construit les villes modernes. Mais ils ont su ancrer dans l'imaginaire la représentation de la ville rationnelle. Le peintre, par rapport à l'architecte, bénéficie d'une grande liberté, puisqu'il n'est pas tributaire du chaos urbain médiéval ; il a donc toujours été en avance sur ce qui a pu être fait par les architectes, sur le terrain. Par ailleurs, remarque le Mollé, il est bien connu que tout peintre de la Renaissance se double d'un véritable architecte, qu'il se limite à la théorie, soit qu'il décore la ville réelle dans un tableau qui fera de cette ville une ville idéalisée, soit qu'il projette et construise lui-même, comme Michel Angelo, Raphaël ou Vasari le Jeune : "tout peintre du Quattrocento construit autant qu'il peint sur sa toile". (le Mollé, p.283).

 

            Ainsi, comme le dit Wunenburger, "le tableau devient donc une spéculation complexe sur les coordonnées idéalisées du lieu, du point de vue fixe (…) à partir duquel  le regard organise l'espace (…) selon des lignes de fuite abstraites". A ce propos, Wunenburger cite Francastel, qui résume, dans son ouvrage Études de sociologie de l'art, en une phrase sentencieuse, l'ensemble des remarques que nous avons faites jusqu'ici : "l'Univers sera conçu comme un espace où règne de façon absolue la géométrie d'Euclide" (Wunenburger, p.123).

 

            En effet, la Renaissance mit le jour à de nombreux traités esthétiques, comme celui d'Alberti, intitulé d’architectura, qui mettent en place un ensemble de règles savantes, quadrillant le réel : "à l'aide d'un jeu en deux dimensions, ils reconstituent la tridimensionnalité du monde" (id). On peut tout de suite mettre en relation l'espace artificiel et illusoire du tableau et l'espace de la page typographiée, puisqu'en ce qui concerne la représentation, de l'espace géographique, réel ou imaginaire, et intellectuel, on assiste à la même médiation qui remplace le vivant par le système, et la polysémie du symbolisme par l'ordre clos d'un tableau ou d'un livre d'une part, des règles géométriques et de la lettre "civilisée" d'autre part : ainsi, de même que la perspective permet de régler l'espace selon un ensemble de lois mathématiques et géométriques, le caractère d'imprimerie sera en grande partie responsable de la structure interne de l'utopie, laquelle sera l'instrument par lequel on pourra planifier le lieu, le rôle de l'individu dans la société. Car l'utopie littéraire et le lieu idéal de la peinture de la Renaissance italienne appliquent avant la lettre deux des principes fondamentaux de la pensée cartésienne : "connaître, c'est construire", et "il faut se rendre maîtres et possesseurs de la nature" : l'entassement naturel des maisons n'est plus accepté ; la raison s'oppose dans l'abstraction à l'imperfection historique.

 

            On retrouve les mêmes transformations dans le domaine du théâtre. Lors de la Renaissance, le théâtre fermé, à l'italienne, se substitue à la vision hémicyclique du théâtre grec, et à l'espace ouvert du théâtre élizabéthain. Le nouveau théâtre est bien entendu l'objet de traités esthétiques : ainsi Sabattini conçoit-il le théâtre comme une pyramide visuelle dont la base est le plateau et le sommet l’œil de chaque spectateur. Là encore, la perspective est au principe de ces changements : le regard du spectateur est lui aussi réglé, pour le mettre dans une position telle que la scène soit close par la projection du regard du spectateur. On retrouve donc cette idée de clôture du monde dans un espace figuratif. Tout comme celui qui se trouve en face d'un tableau conçu selon la perspective brunelleschienne, le spectateur est placé dans une position fixe et unique qui le situe dans une position globalisante, en même temps que l'espace qu'il perçoit est réduit, dans le lieu du théâtre. On assiste donc à un jeu d'espace qui allie agrandissement et réduction, motif que nous retrouverons tout le long de notre étude.

 

            D'une manière générale, on assiste, à partir de la Renaissance, à un glissement de la pensée vivante, symbolique, vers un esprit régi par un ensemble de règles, un système clos. L'espace mental est garanti par le cogito, qu'il n'est pas difficile de mettre en rapport avec la découverte de cette perspective rendant nécessaire le point de vue unique. De sorte que l'utopie littéraire nous semble être un croisement, un lieu frontalier entre l'espace mental et l'espace pictural : elle prévoit le traitement cartésien de l'espace mental en créant de toutes pièces un lieu rationnel - on a assez souligné que l'utopie est une expérience intellectuelle - et n’est construite que par un unique sujet, More. De la cité idéale picturale qui la précède, elle conserve le caractère clos et la prétention à la représentation visuelle, par le truchement de la description.

 

            La prise de conscience que le monde est en mouvement expansif perpétuel, peut être considérée comme à l'origine d'une science qui relève du cartésianisme, dans le sens où l'espace réel est conçu comme une étendue gérable par les lois géométriques. C'est là la différence entre la peinture de la Renaissance et la cartographie : alors que la première se contentait de créer de nouveaux espaces selon des règles géométriques, la seconde applique ces mêmes règles à l'espace réel, impliquant par-là une évolution de la pensée de l'espace ; car avec Descartes, on apprend que l'espace du géomètre est le même que celui du physicien : l'espace réel est donc intellectualisé.

           

 La cartographie, en tant que science de l'espace et de sa représentation graphique selon des lois mathématiques ou géométriques, telles que la proportionnalité, apparaît au XVe siècle. La carte est la représentation normée de l'espace en trois dimensions sur un plan rationnel en deux dimensions. Or, comme le dit Wunenburger, "l'affinement des représentations cartographiques se situe au croisement des travaux scientifiques d’identification des terres et des procédures de transposition du monde dans un espace clos" (p.136), que nous avons déjà évoquées en parlant de la peinture et du théâtre. La cartographie permet donc d'étaler des espaces réels, en trois dimensions, et toujours en expansion - chaotique, en ce qui concerne les villes - en des surfaces planes, réduites, et figées, par des opérations de translation de points. De plus, la carte simplifie, à l'aide de ces règles établies une fois pour toutes, un réel désorganisé : elle est le symptôme de la tentation de réduction d'un monde toujours en expansion. Nous avons dit plus haut que la ville de l'ère millénariste était conçue comme un "microcosme du macrocosme" : il en est de même pour la carte, mais à un niveau non plus sacré, mais scientifique : alors que la ville médiévale était un microcosme réel du macrocosme céleste dans une conception religieuse, la carte est la représentation microcosmique d'un espace réel : le monde est réduit à l'abstraction de lignes et de points, substituts du volume.

 

            Il n'est pas difficile de faire le lien entre l'évolution de la peinture de la Renaissance et l'apparition des cartes. Mais la cartographie relève d'une autre démarche : alors que les peintres de la Renaissance peignaient aussi bien le réel que des lieux idéaux, la cartographie se limite, à ses débuts, à reproduire un réel simplifié, maîtrisable. Il y a donc eu une période de transition entre la peinture de la Renaissance et la cartographie que l'on connaît, la représentation géométrale : les premiers plans de Paris, élaborés selon les règles géométriques, représentent quand même a ville à partir d'un point de vue : la perspective est cavalière, comme dans le plan de Mérian, et le purement géométral n'apparaîtra qu'en 1647, soit trois ans avant la mort de Descartes, avec le plan de Paris par Gomboust. Toujours est-il que le plan suit des règles rationnelles selon un point de vue, que nous appellerons "mimétique", pour ne pas dire "subjectif", dans le plan de Mérian, en ce sens que l'angle de vue est "choisi" par l'auteur, tandis que le plan de Gomboust a des prétentions géométriques : la représentation de la ville de Paris est définitive, objective, géométrique, car le point de vue se situe "en haut", dans une vision perpendiculaire au sol, et au centre de la ville. La géométrie a permis une vision divine, céleste, totale de la ville.

 

            Car avant la fin du XVe siècle, les cartes n'enfermaient les objets dans aucun système, et les lieux "géographiques étaient superposés comme des lieux picturaux". Ceci dit, dès 1436, selon Wunenburger, on va même jusqu'à dessiner sur les cartes des lignes invisibles dans le réel, ces signes que sont la longitude et la latitude : "la représentation du lieu se trouve donc insérée das un réseau de références abstrait et universel". Ainsi, l'homogénéité de la feuille de papier devient le moyen de s'assurer de la maîtrise des choses, car la "carte rassemble tout le savoir obtenu sur le terrain et le codifie en un langage réductible aux mathématiques, qui autorise la préparation de nouvelles actions sur le terrain". En un mot, la carte nivelle, réduit, concentre, fige et simplifie le monde.

           

Ceci dit, tout au long du XVIIe siècle, si la perception et le traitement de l'espace dans ses représentations évolue à cause de la prise de conscience de son expansion, il en est de même pour la notion de "voyage" qui change, tout au long de cette période, de signification. L'adage de Furetière, qui affirmait que "les voyages forment l'esprit" n'est plus entendu de la même façon. Le voyage "géographique" n'est plus à l'honneur. Ainsi Pascal dit-il : "Curiosité n'est que vanité. Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler. Autrement, on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais rien en dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d'en jamais communiquer" (Pensées de Pascal, cité par Beugnot, p.XII). Plus loin, Pascal reformule sa pensée : "Tout le malheur des hommes vient d'une chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre" (id.) Justement, il semble que le voyage du XVIIe siècle se fasse dans un espace de plus en plus réduit. Le voyage existe dans les promenades de Versailles, dans la ville même, et le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, cité par Beugnot, n'est déjà pas loin. En effet, le dictionnaire de Furetière en donne plusieurs définitions, parmi lesquelles : "Se dit aussi d'une chose qu'on fait à diverses reprises, quoiqu'on ne change pas de place. J'ai lu, j'ai écrit trois heures cet après-midi. C'est assez pour ce voyage" (Furetière, cité par Beugnot, p.XIII). Le voyage peut donc se faire dans l'immobilité d'un poêle, et le dépaysement devient intérieur. Et c'est ce qui permet Van den Abbele de dire, à propos du "voyage cartésien" : "Descartes' recourse to travel and topographical metaphors, not only betrays (...) a fundamental anxiety in Descartes, but also (...) actively functions to allay that insecurity" (Van den Abbele, p.4). L'auteur continue en affirmant : "(...) It is taken for granted that Descartes' philosophical project is tantamount to a quest for stability and fixity in a post-Montaignian world of "branleperenne"" (id.).

 

            Or, le vrai voyage de Descartes, non pas celui qui l'a mené de France en Hollande, mais celui qui a débouché sur le cogito, est un voyage intérieur, une plongée dans l'intellect le plus pur et le plus nu, vidé de toute mémoire, de tout résidu d'expériences, intellectuelles ou empiriques. Pour en arriver jusque là, Descartes a dû ignorer son corps et ses sens : l'espace mental est un lieu de nulle part, sans consistance, et en cela, il est u-topique. De même, s'il n'est perceptible qu'un instant, le cogito est toujours vrai : c'est ce qui pourrait faire de l'espace mental cartésien une uchronie. Sans espace ni durée, l'intellect est donc une sorte d'utopie. Comme le dit Marin, dans son article "Voyages en utopie", "tout voyage n'a-t-il pas toujours été une utopie, non pas seulement la quête curieuse d'un "ailleurs" (...), mais surtout ce moment et cet espace de vacances qui interrompt la continuité des temps et met en suspend l'ordre des lieux ?". Il semble bien que le voyage de Descartes soit celui qui l'a mené, dans l'immobilité et la clôture d'un poêle, dans ce moment de repos, à la découverte du cogito. Ce voyage est un voyage "creux", tout comme ceux que décrit Bazco, à propos des récits de voyage dans les utopies. Toute utopie littéraire, et celle de More ne fait pas exception, débute par un récit de voyage, celui du narrateur, du navigateur. La fonction de ce voyage, comme le remarque Bazco, n'est pas seulement de souligner la distance spatiale qui sépare "notre" monde de celui des utopiens - nous appliquons ici ce terme de façon générique, et pas seulement pour désigner les habitants de l'île de More : "la rupture topographique marque également une rupture dans le temps" (Bazco, p.475). Et, d'autre part, "le temps du parcours, bien que riche en péripéties, est pour ainsi dire historiquement creux dans ce sens que c'est un temps "privé" du narrateur, et cela aussi bien par rapport à l'histoire réelle qu'à l'histoire imaginaire. Autrement dit : toutes ces aventures ne font que souligner le fait que le monde que le voyageur va découvrir est coupé de l'histoire de celui d'où il est parti" (id.). C'est, on peut le dire sans risque, une des fonctions du récit autobiographique de Descartes, celui qui relate sa jeunesse, ses voyages, ses expériences.

 

            La plongée dans l'intellect, dans l'esprit, est donc considérée, elle aussi, comme un "voyage". Et ce voyage mène lui aussi vers un lieu, ou plutôt un non-lieu : l'espace mental. Le cogito, on a tendance à l'oublier, n'est qu'un point, un socle qui permet la direction rationnelle de la pensée. Le cogito n'est pas la pensée, pas plus que la clef de voûte ne constitue en elle-même l'église romane. Il est l'instrument grâce auquel le raisonnement peut se développer, se construire et se tenir. Ainsi, le cogito est au principe de la pensée rationnelle : il est irreprésentable, tout comme le point de vue qui régit la vision d'un tableau. Le cogito est à la fois inhérent à la pensée, en ce que celle-ci ne serait pas viable sans lui, et, en un sens, au-delà d’elle : il n'est pas au centre, mais à l'origine de la pensée, du raisonnement. Quel sera donc le mode de représentation de la pensée ?  Celle-ci, avec Descartes, peut s'étendre à l'infini, si le raisonnement suit toujours de façon rigoureuse l'enchaînement des idées claires et distinctes. Le livre ne peut-il pas être considéré comme la représentation microcosmique de la pensée, et en cela, le rôle de l'imprimerie n'est pas sans lien avec notre propos. Car si la carte présente l'espace géographique de façon normalisée, le livre devient lui aussi un espace standardisé par l'imprimerie.

 

            En effet, il faut tout d'abord remarquer que l'utopie est contemporaine à la découverte et à la diffusion de l'imprimerie, en tant que nouvelle technologie, et que support d'une "nouvelle relation entre l'homme et le pensé". On remarque tout d'abord que "si l'énoncé et l'anticipation des conditions d'une cité idéale passe par l'écriture, c'est d'abord parce que le livre offre à l'utopiste un moyen d'expression rénové". Et puis, il faut relever "la corrélation entre la logique typographique du livre imprimé et la projection linéaire et abstraite de l'utopie textuelle". Le livre nouveau, par la normalisation des lettres entre autres aspects, "confisque la circulation ouverte des signes, enfermés désormais dans une standardisation". L'environnement d'images et de symboles du livre du monde et de sa vision aristotélicienne disparaît au profit du texte imprimé, du livre imprimé, normalisé, trace abstraite, "écran opaque entre les producteurs et les consommateurs de signes". Le livre est le mode de représentation de l'espace mental, de la réflexion, du raisonnement, forme interchangeable et sans histoire.

           

Car le livre imprimé systématise et unifie les matériaux de communication : la typographie mécanique retranche au signe sa spécificité, et fige les signifiants en des unités homogènes. Ainsi, la normalisation des lettres et des pages fait "d'une pensée un message, et d'une œuvre une forme matérielle froide." C'est donc par le signe, par le caractère civilisé que la représentation de la ville, à travers l'utopie, passe de topographique à topique. Les signes, comme la pensée, deviennent répétables, duplicables. La lecture d'un livre est un exercice qui requiert la même solitude que celle dont Descartes avait besoin pour penser de façon rationnelle. La lecture constitue une "approche décolorée par et sur l'écran typographique de la page", un substitut de l'expérience dans une forme vide, uniforme et statique, qui préfigure déjà celle de l'utopie de More. En effet, le discours sur le lieu idéal constitue le triomphe de l'espace visuel de la page sur le temps millénariste ainsi le monde de l'utopie sera-t-il enfermée dans la typographie d'un livre, qui conditionnera sa composition figurative interne. Comme nous le verrons, la cité idéale utopique réduit la disparité et la coloration de la vie, ou de sa représentation picturale à un paysage social uniforme et abstrait dans lequel la régularité des signes écrits est à mettre en relation avec la géométrisation et la planification des existences. Ainsi le livre participe-t-il à la clôture et à l'anesthésie de la pensée vivante, errante, de l'ère millénariste. Et le genre utopique est la trace la plus visible de cet aspect.

 

            Car l'utopie est un lieu textuel, qui est d'abord passé par une représentation mentale : le dessein cartésien de "montrer comment il a conduit sa raison" se confond avec le dessin - et d'ailleurs, les deux termes, à l'époque, étaient homonymes. L'utopie est créée dans une démarche projective ; elle oublie la pensée traditionnelle, la mémoire collective, la culture, pour élaborer un monde, un lieu nouveau, quasiment ex nihilo. En cela, l'utopie est le résultat d'une tabula rasa, elle est le produit d'un oubli, la vision d'un regard tourné vers l'avant. L'utopie est donc un lieu sans mémoire, et pourrait être considérée comme la traduction pseudo-topographique de la pensée cartésienne.

 

            Nous allons donc maintenant nous intéresser à l'Utopia de Thomas More, en la considérant comme la représentation pseudo-picturale et microcosmique de l'espace mental cartésien, que le philosophe lui-même compare à un plan dessiné par un architecte unique.

             Avant le plan géométral de Gomboust, il y eu l'Utopia de Thomas More, ce texte dont l'essentiel consiste en la description d'une île d'un point de vue géométral.  Cette œuvre se situe à une période qui suivit la révolution picturale de la Renaissance et la découverte de la perspective, et qui précéda l'élaboration de la représentation de l'espace dans un plan géométral. Comme nous le verrons plus loin, la géométralité de la carte de More n'est permise que par la position autoritaire de l’auteur : le géométral n'est apparu qu'un demi-siècle plus tard !

 

Seulement, un problème se pose : comment, dans un texte, dans la linéarité diachronique des mots, peut-on représenter synchroniquement tous les éléments co-présents dans une carte ? Cette question est soulevée par Marin , dans son ouvrage intitulé Utopiques : jeux d'espaces.

 

            L'Utopia de Thomas More commence par le récit de voyage de l'auteur, tout comme le Discours de Descartes débute par les pérégrinations du philosophe : More, diplomate, est envoyé par le roi en mission dans les Flandres. Mais une rencontre diplomatique est suspendue, ce qui permet à More de se rendre, pour le plaisir, à Anvers. Il rencontre alors un ami, Pierre Giles, qui discute avec un marin. Quand More demande à son ami comment s'appelle cet homme, Giles répond qu'"il n'y a pas d'homme au monde qui puisse [lui] en raconter autant sur les peuples et les terres inconnues". Le voyageur sera donc le narrateur, et le voyage, le récit. Cependant, "le récit de Raphaël, le marin, raconte moins un voyage qu'il ne déploie une carte, et la généralité régulière de ses articulations : (..) le récit dispose et construit le cadre d'une description et la clôture d'une carte géographique".

 

            Mais cette carte géographique, faite de langage, est condamnée par le récit cadre à rester illocalisable : quand More demande à Raphaël où se trouve l'île Utopie, un serviteur vient interrompre More, et un personnage passe à proximité de Giles, tousse, et empêche celui-ci d'entendre la réponse. Ainsi, il n'existe pas de carte qui rende compte de l'intérieur de l'île, pas plus qu'une carte qui localise l'île sur une mappemonde : l'île est donc réduite à un discours, à sa description, toute précise qu'elle est. L'utopie est bien un lieu, le lieu du livre Utopia de Thomas More. Raphaël n'est pas entendu : l'utopie se clot sur elle-même, dans l'espace d'un livre : l'objet utopique est donc le livre en lui-même, et sa représentation est une île, un lieu autonome - rappelons que les utopiens vivent en totale autarcie - qui a la consistance du signe, des mots, entouré de vide.

 

            L'Utopia de More est constituée d'un enchevêtrement de récits, celui de l'auteur-narrateur et de son voyage - et de description, celle de Raphaël. Mais alors que le récit se déroule dans le temps, et que chaque épisode est dévoilé au fur et à mesure, la description pose problème : car, si elle est langage, au même titre que le récit, sa prétention est synchronique : par la description, on tente de rendre tous les éléments d'un tableau, d'un paysage ou d'une carte co-présents. "La description, parce qu'elle est langage, obéit aux mêmes nécessités primitives que le récit" C'est pourquoi le temps de la description est le présent "intemporel", qui annule toute succession et toute historicité.

 

La métaphore de cette problématique se trouve illustrée dans la couverture de l'Utopia, dessinée par un artiste inconnu : elle montre deux personnages, en haut d'une falaise, au bas de laquelle s'étend la mer. Au pied de la falaise, on peu voir deux bateaux. L'un des personnages, un marin, Raphaël, parle à l'autre, More, en le regardant ; en même temps, il montre du doigt l'océan, mais à la place de l'horizon, on voit une carte, dessinée d'un point de vue géométral : il s'agit de la carte de l'île utopie. Il faut surtout noter qu'aucun des personnages ne regarde la carte : l'utopie se situe bien dans le discours de Raphaël, qui souhaite reconstituer une île, mais d'une île qui, comme le dit Marin, ait la réalité d'une carte. Bien plus, en montrant du doigt l'horizon, comme pour dire à More : "voilà l'île dont je vous parle", c'est le livre lui-même que désigne Raphaël . On retrouve donc cette idée selon laquelle l'île est un lieu de langage, un espace clos sur lui-même. Tout comme la carte géographique fixe et clôt l'espace physique en expansion, l'utopie semble clore un raisonnement, un mouvement de la pensée cartésienne sur lui-même.

 

            La description de l'île doit donc se faire par un langage dessinateur, non pas comme dans un récit diachronique, mais dans une combinaison "synchrodiachronique" qui doit, du mieux qu'elle peut, évoquer tous les éléments constituant l'île présents en même temps. Pour cela, comme nous l'avons vu, More utilise le temps présent, qui a pour effet de faire apparaître toutes les caractéristiques de l'île de façon simultanée, "de rendre compte d'un référent pseudo présent, la carte de l'île". Si bien que finalement, la carte de l'île, si on la dessinait, serait une représentation graphique d'une représentation mentale, puis textuelle. Pour cette raison - la nécessité d'une simultanéité - l'île sera constituée d'une structure simple, cohérente, et d'un équilibre géométrique absolu. Par exemple, après avoir dit en premier lieu que dans cette île, toutes les villes se ressemblent, comme autant de répliques d'une matrice, Amaurote, la capitale d'Utopie, qui n'est différente uniquement parce qu'elle est le centre, et après avoir ajouté que toute ville était séparée d'une même distance, More fait apparaître synchroniquement tout un réseau urbain, après avoir diachroniquement décrit Amaurote. Ainsi, More semble obéir à la XIème des Regulae cartésiennes avant même qu'elle soit composée ; en effet, cette "règle" invite à représenter mentalement l'enchaînement du raisonnement déductif de façon simultanée : "paraître voir tout en même temps par intuition, sans laisser aucun rôle à la mémoire" (Descartes, cité par Giovannangeli, p.65). L'espace de l'Utopie, lieu sans mémoire, créé en dehors de tout temps historique et de tout lieu réel, semble bien être un effort de la part de More pour représenter tous les éléments d'une réflexion de façon co-présente, déployés comme une carte que l'on regarde d'un point de vue d'où "rien n'échappe au regard". On pourrait attribuer cette dernière phrase à Descartes, qui imagine une ville d'où rien ne dépasse, aux façades alignées, une ville qu'il pourrait considérer dans son ensemble à partir d'un point de vue unique. Mais elle appartient en fait à More, qui s'en sert pour montrer à quel point l'espace utopique est parfaitement agencé ; il semble se situer au-dessus de cette ville, qui, comme le dit Marin, n'est décrite que pour lui donner la consistance, non pas d'une ville réelle, mais de sa carte. Descartes observe son raisonnement de la même façon que More observe son Utopia : dans la position d'un cartographe qui englobe visuellement sa carte géométrale. La description de l'île s'inscrit donc dans une approche de géomètre.

 

            Afin de décrire l'île Utopie, More emploie la méthode géométrique, et nous fait construire mentalement une carte. Il commence par les grands traits, et devient de plus en plus précis. Ainsi dit-il : "[que l'île est circulaire], que sa largeur de vingt mille pas se rétrécit graduellement et symétriquement du centre aux deux extrémités". Nous avons donc mentalement construit l'image d'un losange, dans lequel on inscrit un cercle, l'île. Puis, on apprend que l'île n'est pas tout à fait circulaire, mais qu'elle a la forme d'un croissant de lune "dont les cornes sont éloignées de onze mille pas". Pour nous figurer l'île, nous n'avons qu'à retrancher mentalement environ la moitié de la largeur du losange, ou du cercle, et insérer cette distance entre les deux caps de l'île. More nous donne même l'instrument qui nous permet de tracer mentalement la carte de son île : "Les deux bouts qui ont l'air tracés au compas sur une longueur de cinq cent milles donnent à toute l'île un aspect de croissant de lune".

 

            Après avoir dévoilé la forme de l'île, More s’attelle à la description de sa structure interne. Nous avons évoqué plus haut le réseau urbain utopien. Or, on remarque que du XVe au XVIIe siècle, un réseau urbain apparaît en Europe, sous l'impulsion centralisatrice croissante. Dans un but fiscal, l'État français désirait mieux connaître le pays pour apprécier ses capacités, et installer des relais à partir du centre, Paris, afin d'homogénéiser la France - on remarque à ce propos que l'imprimerie n'est pas pour rien dans ce phénomène - notamment en créant des interdépendances économiques entre régions. Or, Utopie semble constituer le canon des désirs étatiques de l'époque, désirs qui se concrétiseront plus tard, grâce, par exemple, à Colbert en France. On lit ainsi : "L'île a cinquante quatre villes grandes et belles, identiques par la langue et les mœurs. Elles sont bâties sur le même plan, et ont toutes le même aspect. Située comme à l'ombilic de l'île, Amaurote est considérée comme la capitale". Puis, quand on demande à Raphaël la description des villes utopiennes, il répond : "celui qui connait une de leurs villes les connait toutes, tant elles sont parfaitement semblables. Je n’en décrirai donc qu'une, et peu importe laquelle. Pourquoi pas Amaurote ?". La question est pertinente, en effet, mais on peut y répondre assez facilement : tout d'abord, Amaurote est le centre de l'île, géographiquement et politiquement. Elle est la ville qui gère les autres, qui commande les autres, du point de vue diégétique. D'autre part, toujours du même point de vue, elle est la ville dans laquelle Raphaël a passé le plus clair de son temps. Amaurote est le lieu du discours de Raphaël, personnage créé par More, donc, si l'on peut dire, More lui-même : donc, Amaurote est ce centre à partir duquel l'univers s'organise, pour reprendre l'idée de Leroi-Gourhan, tout comme le cogito, compris comme le sujet du raisonnement cartésien, gère et garantit l'organisation cohérente de la pensée. La capitale est un lieu parfaitement organisé, la matrice créée par More, qui construit le reste de l'île. Amaurote est plus qu'une ville parmi les autres : elle est cette machine à structurer, la matrice originelle inventée par l'écrivain, qui préside au déploiement de la carte du réseau urbain de l'île. Dans la construction de son île, More s'est finalement limité au centre, produit d'un raisonnement duplicable, répétable, jusqu'aux limites de l'île : la constitution du réseau urbain imite donc un mouvement déductif, de la partie au tout, tout comme un raisonnement cartésien, constitué d'un enchaînement d'idées claires et distinctes, liées les unes aux autres.

 

            Il faut donc considérer cette ville en elle-même, cette matrice qui contient elle aussi un réseau interne. La ville utopienne est divisée en un espace social, le quartier, en un espace politique, la rue, et en un espace économique, le district. Comme la ville, le district et le quartier sont des carrés. Chaque unité urbaine détient une fonction précise : le principe de fonctionnement de la ville est l'interdépendance. Ainsi Marin cite-t-il More : "Toute cité est divisée en quatre secteurs égaux. Le centre de chacun d'eux est occupé par un marché (...) où chaque père de famille vient là demander ce dont il a besoin pour lui et les siens (...) sans aucune compensation sinon que tous les produits de chaque ménage sont acheminés au marché et répartis par espèces dans des magasins" (p.165). Voilà comment fonctionnent les districts ; les rues, unités politiques, fonctionnent différemment, mais toujours de façon interdépendante : chaque rue est composée de trente foyers qui élisent leur représentant au pouvoir. Les unités sociales, politiques et économiques de la ville utopienne ne sont pas distinctes, mais elles se chevauchent de telle façon qu'elles forment une machine composée d'autant de rouages dont dépend la totalité de la machine, mais dont aucun n'est totalement maître.

 

            Une telle ville n'est pas sans évoquer un mécanisme horloger : chaque engrenage est essentiel au fonctionnement de l'horloge, mais aucun n'en est le principe. Or, justement, l'horloge et la science mécanique sont elles aussi contemporaines l'utopie. Dans la cité utopienne, tout est déterminé, dans une logique d'induction et de déduction toute cartésienne. Les dates des élections, les activités sociales sont réglées comme la succession des secondes, des minutes, des heures et de jours. Chaque chose est rendue nécessaire par sa place dans le tout, et la loi de connexion repose sur la nécessité "d’éliminer l'erreur, ou l'irrégularité". Les institutions et les unités urbaines de la ville utopienne sont comme des idées claires et distinctes qui se relient pour former un raisonnement cohérent, efficace et sans faille. La priorité d'une telle ville est l'efficacité ; l'horloge doit tourner sans arrêt, et pour cela, il faut les "pièces adéquates, ce qui ne veut pas dire que l'une de ces pièces contrôle l'ensemble de la machine". L'horloge, il faut le noter, insère le mouvement du temps dans la circularité du cadran, tout comme l'utopie enferme son mécanisme dans sa forme insulaire. La forme lunaire de l'Utopie peut aussi rappeler la répétition des phases lunaires.

 

            Un autre point mérite d'être soulevé : dans son Utopia, More nous donne les règles de fonctionnement de la cité, les règles institutionnelles et les grandes lignes de l'infrastructure, le réseau urbain. Mais cette description, comme nous l'avons entrevu, ne se limite pas à une photographie globale de l'île : les différentes composantes de la ville sont eux aussi objets d'"agrandissements". Et nous avons vu aussi que ces composantes fonctionnent comme des micro-utopies ; chaque ville est en effet fermée, entourée de murs, de même que, par exemple, chaque quartier est un carré de maisons, fermé, au centre duquel se trouve un jardin collectif. C'est pour cette raison que l'on a pu dire que chaque utopie est un laboratoire", qui teste l'efficacité de la machine.

 

            Quand on lit des phrases telles que : "les rues ont bien été dessinées, à la fois pour servir le trafic, et pour faire obstacle au vent", on se prend à imaginer un Thomas More géant, étudiant avec minutie la ville de sa création, à l'aide d'un microscope. Le microscope est, comme nous l'avons vu, lui aussi contemporain à l'utopie, et il a participé, au même titre que la cartographie, l'imprimerie, ou l'horloge, à des changements dans la structure mentale de l'époque. Or, comment ne pas rapprocher cette démarche de More, qui s'applique à expliquer le fonctionnement de sa société utopique en décrivant ses rouages le plus précisément et le plus clairement possible, à celle de Descartes qui, en tentant de connaître le monde, "imagine une création par étapes où les opérations les plus simples laissent progressivement la place à de plus complexes" (Tournant, p.16) ? Certes, on pourrait opposer à cette réflexion que Descartes part de l'unité de pensée la plus simple pour ensuite élaborer un raisonnement de plus en plus complexe. Mais il faut se rappeler que l'écriture du livre II de l'Utopia, consacré à la description des institutions et des rouages de la société utopienne a précédé celle du livre I, essentiellement constitué par la description physique de l'île, et du récit du voyageur, de Raphaël.

 

            Ainsi, l'Utopia de More peut donc bien être considérée comme la représentation de l'espace intellectuel cartésien, comme un microcosme de la pensée. La régularité du raisonnement cartésien trouve son reflet dans celle de l'espace urbain utopique, elle-même conditionnée par l'espace typographique du livre, dans la suite des caractères civilisés, ses signes binaires, ces mots séparés des choses comme le dit Foucault, qui constituent la page.

 

            Nous avons donc vu comment l'espace physique et intellectuel se sont liés, dans un mouvement qui part de la Renaissance et qui continue au XVIIe siècle, et comment les représentations de ces espaces de nature a priori différente se fondent en une sorte de synthèse, dans l'Utopia de More. Cette œuvre semble être la réponse à ce Descartes qui n'était pas encore né, en ce qu'elle représente la pensée rationnelle sous la forme d'une île-ville sans mémoire, et sans lieu, sinon celui de l'intellect, traduit dans un livre. L'île créée par More constitue une machine parfaite, sans faille, close sur elle-même, gérée par un garant unique, un auctor, l'auteur, More. C'est pour cela que nous pouvons nous poser la question suivante : cette île créée par More ne pourrait-elle pas être considérée comme un squelette, une structure vide qui serait le lieu possible d'un récit, d'un roman ? More semble dessiner un plan parfait, unique, définitif. Car finalement, dans cette Utopia, il n'y a plus de progrès possible : elle est un lieu fini inscrit dans un temps sans durée, un temps de la répétition, un temps, dans un sens, lui aussi fini. Or, comme le dit Marin, "ne peut-on reconnaître dans la carte figurative, dans le plan représentatif, le texte producteur d'un récit potentiel, le monogramme d'un récit possible de l'histoire, le condensé des codes dans lesquels il s'énonce ?" (Utopiques, jeux d'espace, p.260). Marin parle ici des cartes géographiques réelles, mais la carte que nous propose More est un produit purement intellectuel, une structure vide. Ne peut-on pas considérer cette Utopia comme une machine vide, une matrice originelle qui permettrait, si on l'emplissait de personnages, de souvenirs, l'écriture d'un récit, d'un roman ? L'Utopia de More ne serait-elle pas ce texte définitif, l'essence de la littérature narrative ? Si l'on oublie les quelques passages de récit, ceux du voyage de More, et de celui de Raphaël, l'Utopia est essentiellement constituée par la description de cette structure parfaite, cette forme pure qu'est l'île Utopie. La majeure partie de cette œuvre n'est donc pas à proprement parler littéraire, mais elle est l'essence de la littérature, cette forme irreprésentable, intellectuelle, le Récit pur dont parle Blanchot. L’œuvre de More serait donc la forme que les romanciers à venir vont s'appliquer à emplir d'un fond. Et les romanciers du XIXe siècle n'auront plus qu'à s'installer à la place de More, et disposer dans cette structure des personnages, les confronter, et se livrer à des expériences telles que celles que Zola explique dans son essai, le Roman expérimental. L'Utopia de More aura donc institué l'écrivain en tant qu'auctor, garant de son microcosme, qui appliquera à cette forme intemporelle le temps de l'histoire dont il connaît la fin, puisqu'il la compose, (une histoire téléologique, donc), qui donnera un nom à ce lieu de nulle part, cette u-topie, que ce soit Paris pour Balzac et Zola, ou la Provence pour Giono, qui lui donnera enfin une mémoire.

 

 

 
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