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Alfred de VIGNY

(1797-1863)

 

1. Des armes aux lettres
2. La coupe du scepticisme
3. Le poète de « L’Esprit pur »

Vigny, muré, dès la quarantaine, dans un curieux silence, ne connut pas la gloire que ses succès littéraires semblaient lui promettre. Mais il ne s’adressa pas vainement à la postérité, en lui destinant, comme le naufragé qui jette la bouteille à la mer, une œuvre mieux faite pour durer que pour plaire. Au cours de sa destinée posthume, il pâtit beaucoup moins que Lamartine, Hugo ou Musset du discrédit jeté sur le romantisme par toute une culture positiviste dont nous vivons la ruine. Dans chacune des générations qui suivirent la sienne, des fidèles recueillirent son message et perpétuèrent son souvenir. Ce furent, parmi d’autres, Baudelaire, dont il avait reconnu le génie, Henri de Régnier, Charles Péguy, André Breton.

1.     Des armes aux lettres

Alfred de Vigny naquit à Loches, en Touraine. Il appartenait à une famille aristocratique et militaire, que les rigueurs de la Révolution n’avaient pas épargnée. Son père, déjà âgé, était un vétéran de la guerre de Sept Ans. Son grand-père maternel, marquis de Baraudin, avait servi dans la marine royale comme chef d’escadre. Vigny fut élevé, à Paris, par une mère qui avait lu Rousseau. Elle inculqua à son fils unique une religion tout intérieure, le goût de la musique et de la peinture plutôt que des belles-lettres. Mais au lycée Bonaparte, où il prépara, sans persévérance, le concours d’entrée à l’École polytechnique, l’adolescent conçut « un amour désordonné de la gloire des armes », commun à beaucoup d’« enfants du siècle ». Attaché à la monarchie par tradition, il revêtit l’uniforme rouge des mousquetaires du roi, lors du retour en France de Louis XVIII, qu’il escorta pendant les Cent-Jours sur la route de l’exil. Il entrait alors dans sa dix-huitième année.

Le métier des armes, exercé non sur des champs de bataille mais dans des cours de caserne, déçut le jeune officier, qui lui préféra l’aventure d’une carrière littéraire et donna sa démission en 1827. Vigny publia, en 1820, son premier poème, Le Bal, suivi, deux ans plus tard, de son premier recueil. Les revues et les salons de la capitale saluèrent la naissance d’un poète qui alliait à la grâce de Chénier une fermeté déjà originale et une profondeur bien romantique. Serait-il, ce lecteur de la Bible, qui ne quittait pas son sac de fantassin, le rédempteur d’une mythologie chrétienne que Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme, avait donnée pour modèle à la littérature du XIXe siècle ? Bien que le souffle de d’Aubigné ou de Virgile lui fît défaut, les Poèmes antiques et modernes (1826) furent applaudis. Mais Vigny ne se contenta point d’exceller dans le poème, conçu par lui comme la « mise en scène », dramatique ou épique, d’une « pensée philosophique ». Il révéla ses dons de narrateur dans Cinq-Mars (1826), roman historique que Walter Scott admira et dont la quatrième édition (1829) devait s’enrichir des très pertinentes Réflexions sur la vérité dans l’art, où se déclare la nécessité esthétique de « déserter le positif pour apporter l’idéal jusque dans les annales ». Il s’efforça aussi d’imposer à Paris, contre les préjugés de la jeunesse libérale, dénoncés par Stendhal, le théâtre de Shakespeare. Il adapta Othello, qui fut joué à la Comédie-Française le 24 octobre 1829, avec Mlle Mars dans le rôle de Desdémone, puis Shylock, qui ne fut pas monté. Pendant ces années de jeunesse, Vigny parut être un écrivain et un homme heureux. Lamartine, son aîné, l’assura de son estime. Hugo et Sainte-Beuve le traitèrent en ami, bien qu’il se tînt à l’écart du cénacle romantique. Il forma quelque temps avec la blonde Delphine Gay, « Muse de la patrie », un couple séduisant, avant d’épouser, en février 1826, Lydia Benbury, une Anglaise rencontrée à Oloron et qui passait pour une riche héritière.


2.     La coupe du scepticisme

Cependant, à partir de 1830, Vigny s’assombrit. La révolution de Juillet l’obligea à prendre conscience d’un pessimisme politique que les erreurs répétées des gouvernements de la Restauration avaient éveillé en lui et qui perçait dans Cinq-Mars, roman de la noblesse écrasée par le pouvoir monarchique. Devait-il reprendre du service et voler au secours d’un roi déconsidéré ? La rapidité du dénouement des Trois Glorieuses l’empêcha de conclure posément son examen de conscience. Engagé dans la garde nationale, dont il commanda, pendant deux années, une compagnie, il ne put accorder toute sa confiance à Louis-Philippe, hissé sur le trône par une bourgeoisie d’argent qu’il méprisait. Il espéra trouver un réconfort politique du côté des saint-simoniens et des chrétiens regroupés autour de Lamennais. Mais, dès 1831, il confessa son désappointement dans « Paris », composition d’un genre nouveau, plus ambitieuse que le « poème », qu’il appelait « élévation ». Il se sentait d’autant plus morose que, dans le même temps, il mesurait toute la distance qui le séparait désormais de la croyance en la divinité de Jésus. Il était bien le frère de ces « Amants de Montmorency » dont le suicide venait de lui inspirer une autre « élévation », amèrement conclue : « Et Dieu ? – Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas. »

Il ne lui restait plus, pour vider la coupe du scepticisme, qu’à douter de l’amour humain. C’est la leçon qu’il tira de sa liaison avec Marie Dorval, laquelle créa, dans Chatterton (1835), le rôle de Kitty Bell. Déçu, trompé peut-être, il se persuada que la lutte des sexes était inscrite dans la destinée de l’humanité, et il se prit pour un nouveau Samson.

Les œuvres contemporaines de cette crise décisive se signalent par leur lucidité et, le plus souvent, par leur noirceur. L’isolement du poète : telle est l’« idée » qui gouverne les trois récits de Stello (1832), selon la technique romanesque recommandée dans la préface de Cinq-Mars. La légèreté de Louis XV condamne Gilbert à mourir de faim. Le fanatisme de Robespierre, tyran républicain, mène Chénier à l’échafaud. L’égoïsme de Beckford, lord-maire de Londres, provoque le suicide de Chatterton. Le pouvoir, quel qu’il soit, frappe donc le poète d’un « ostracisme perpétuel ». Tout en dénonçant une malédiction qui le menaçait lui-même, Vigny entreprit de la comprendre et de la combattre. Au lieu de rejeter l’entière responsabilité du conflit sur les ennemis du poète, il soumit Stello  à une sorte d’examen psychanalytique, mené par le « docteur Noir ». Ce dernier, qui traite la victime en malade, lui prescrit de « séparer la vie poétique de la vie politique » et d’observer vis-à-vis de la société une « neutralité armée ». Mais Vigny voulut aussi exorciser le mal en portant sur la scène l’agonie de Chatterton. Ce fut le triomphe de sa carrière d’homme de théâtre. Le drame de Chatterton  éclipsa le mélodrame de La Maréchale d’Ancre (1831) et l’acte comique de Quitte pour la peur (1836).

Le pessimisme de Stello  et de Chatterton  n’a d’égal que celui de Servitude et grandeur militaires (1835). Il convenait que Vigny rendît témoignage de ses déboires militaires comme de ses désillusions politiques. Il composa de nouveau un triple récit, dont il tirait l’argument de ses propres souvenirs. Du soldat il fit un frère du poète, un « paria », tenu à l’écart de la communauté par l’exercice de l’« obéissance passive » ou la fascination du séidisme. Mais il associa au constat de sa servitude la révélation de sa grandeur. Il donna en exemple à ses contemporains, accablés par le « naufrage universel des croyances », la destinée du capitaine Renaud, martyr de la non-violence, prophète d’une religion de la conscience, aïeul du « saint sans Dieu » d’Albert Camus. Sublimant l’abnégation requise par le métier des armes, il exalta l’honneur, « vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort [...] vertu de la vie ». Et il s’émerveilla, en sa double qualité de poète et de moraliste, que la parole d’honneur pût restaurer le pouvoir sacré du langage.

Ce sursum corda  ne suffit pourtant pas à contenir les progrès du doute. Tandis que le dramaturge et le romancier donnaient l’illusion de surmonter l’épreuve dans laquelle leurs personnages se débattaient, le poète se tenait dans une inquiétante réserve. Au vrai, l’orgueilleux Vigny, plutôt que de succomber comme un « faible » à la tentation du suicide, rêvait de prendre une retraite volontaire, où « l’âme puisse se recueillir en elle-même, jouer de ses propres facultés et rassembler ses forces pour produire quelque chose de grand ». Après avoir réédité ses Poèmes, conduit sa mère à sa dernière demeure et rompu avec Marie Dorval (1837-1838), il franchit le pas. Il s’enferma, sans bruit, dans sa « tour d’ivoire », selon l’expression malveillante de Sainte-Beuve. Il préféra de plus en plus au babillage parisien le calme de son manoir charentais du Maine-Giraud. Des accès de sociabilité le reprenaient parfois. En 1841, il mena toute une campagne pour la reconnaissance du droit de l’écrivain à disposer de ses écrits. Balzac l’approuva. Lamartine lui promit son aide au Parlement. L’article qu’il publia dans La Revue des Deux Mondes, du 15 janvier : « De Mlle Sédaine et de la propriété littéraire », émut l’opinion. Mais un projet de loi qui s’en inspirait fut repoussé par la Chambre le 29 mars. Vigny, soucieux de fortifier son autorité d’avocat d’une juste cause, posa sa candidature à l’Académie française. Il subit cinq échecs. Élu enfin, il fut accueilli sous la coupole par un discours perfide de Molé. Au jeu de la consécration sociale il manquait décidément d’efficacité. Il y fut tout à fait perdant sous la IIe République, puisqu’il n’obtint ni le poste d’ambassadeur à Londres ni même un modeste mandat de député de la Charente. Le second Empire ne le traita guère mieux. Napoléon III, qu’il avait rencontré, exilé, en 1839, négligea ses avances. Le désenchantement de Stello était-il sans remède ?


3.     Le poète de «  L’Esprit pur » 

Avant de quitter ce monde, qu’il comparait à une prison, le solitaire du Maine-Giraud reçut la consolation d’un dernier amour. Il venait de dépasser la soixantaine. Alors qu’il soignait Lydia avec le dévouement d’un « frère hospitalier » et qu’il commençait à souffrir lui-même d’un cancer, il obtint les faveurs d’une jeune préceptrice, rencontrée peut-être dans le salon de Louise Colet, Augusta Bouvard. En la personne de sa compagne il reconnut l’Eva de ses rêveries. Mais il fallut bientôt lui dire adieu. Vigny mourut à Paris le 17 septembre, moins d’un mois après Lydia, dont il n’avait pas eu de descendance. Le 28 octobre, Augusta mit au monde un fils auquel certains vers de « L’Esprit pur », achevé le 10 mars, semblaient destinés :

Jeune postérité d’un vivant qui vous aime ! Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ; Je peux en ce miroir me connaître moi-même.

Vigny laissait, entre les mains de son exécuteur testamentaire, Louis Ratisbonne, et de sa filleule, Louise Lachaud, née Ancelot, de nombreux et précieux inédits. La publication des Destinées (1864), du Journal d’un poète (1867), de Daphné (1913) et des Mémoires inédits (1958) permit de percer le secret d’un long silence qui n’avait été interrompu que par la publication, dans La Revue des Deux Mondes, de quelques «  poèmes philosophiques » : « La Sauvage », « La Mort du loup » et « La Flûte » (1843), « Le Mont des Oliviers » et « La Maison du Berger » (1844), « La Bouteille à la mer » (1854). Il apparaît aujourd’hui que la retraite au Maine-Giraud ne cachait ni une démission de l’homme ni une défaillance de l’artiste. Le Journal  retrace toute l’évolution intime du solitaire, depuis la dernière prière au Dieu de la Bible, le 21 décembre 1837, devant la dépouille d’une mère vénérée, jusqu’à l’annonce du règne de l’Esprit pur (mars 1863), en passant par les détours d’une méditation persévérante sur la fonction des rites, des idoles et des signes. Au cours de sa recherche, Vigny s’identifia, d’abord, à Julien l’Apostat, spiritualiste malheureux, vaincu par les barbares adorateurs de la Croix. Mais, au moment même où il relatait, dans Daphné, achevé dès 1837, la défaite de son héros, il convenait, dans le Journal, qu’« une religion sans culte serait comme un amour sans caresses » et que « l’image soutient l’âme dans l’adoration comme le chiffre dans le calcul ». Il se mit donc en quête, sans transiger avec son refus de l’idolâtrie, des symboles qui pourraient envelopper le trésor de l’Esprit d’un « cristal préservateur ». C’est ainsi qu’il inventa, à défaut d’une religion épurée, une poésie nouvelle, dépouillée de l’éloquence ou du pittoresque de ses premiers chants. Rare, parfois austère, elle s’anime dans le chef-d’œuvre des Destinées, « La Maison du Berger » ; elle s’y concentre aussi dans des formules qui la définissent :

Poésie ! Ô trésor ! perle de la pensée !Ô toi des vrais penseurs impérissable amour !

Qui contesterait l’heureux résultat de l’ascèse que Vigny s’imposa ? Plusieurs des symboles qu’il chargea de « profondes pensées » : la Mort du loup, la Maison du Berger, la Bouteille à la mer, figurent dans la fable moderne. Le vœu formé par le poète de « L’Esprit pur » dans les derniers vers qu’il trouva la force de scander s’est accompli :

Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées Vous amener à moi, de dix en dix années, Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez !


Art. de l’Encyclopædia Universalis

 

 
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Dernière mise à jour : 23 octobre 2010